vendredi 21 décembre 2007

Blue Moon

Du 7 au 12 juin de l'an 1.

Délibérations sur une requête en révision pour cause.

Avaler petit dèj - s'injecter deux cafés - taper sur le clavier cancer du sein Her2 positifenter- lire les 3284 sites d’intérêt – sortir jogguer- rentrer se doucher – lire les sites – luncher – lire les sites – se calmer le pompom avec le yoga - souper- lire les sites- se servir un méga bol de yogourt glacé avec une montagne de framboises - s'ébouillanter dans un bain à la lavande – s'évader dans un polar, Kathy Reich, Dennis Lehane, Fred Vargas - faire dodo.

Bilan net de l’exercice: reconsidérer ma décision de refuser la chimio.

Jugée rationnelle avant la nouvelle du statut Her2 positif, la dite décision raccourcirait désormais mon espérance de vie de quelques années.

Disons de 15 ans. Toute autre chose étant égale par ailleurs, faisons l’hypothèse qu’un excellent repas bien arrosé en famille ou entre amis constitue un exemple de bonheur raisonnable sur lequel tout quidam moyen peut compter une fois par semaine, en y mettant du sien évidemment.

On parle ici de cinquante-deux moments de bonheur raisonnable par année, soit, en quinze ans, d’un potentiel de 78o moments de bonheur raisonnable auxquels, sans chimio, je risque de renoncer.

Et ce, sans compter la naissance de mon petit-fils.

Sans compter les minutes d’extase, les rires aux larmes, les douces mélancolies, ni les heures de quiétude neutre où, subitement, un simple raison de soleil rose traversant le salon sur une chanson de Billie Holiday justifie de vivre.

Sans compter les fois où coïncident le rayon de soleil, Billy Holiday, l’arôme épicé de la sauce à spaguettis s’échappant de la cuisine, les rires d’enfants par la fenêtre ouverte, une main qui nous caresse les cheveux et la lecture d’un bouquin génial fraîchement entamé. Disons, Life of PI de Yann Martel. Au veau, la sauce, la recette d'André. Blue Moon, pour Billy Holiday. Ou mieux, De camino a La Vereda, au moment précis où Ibrahim Ferrer articule langoureusement : … mujer de malos sentimientos! (Buena Vista Social Club). Et paf! Le rayon darde soudain, tout rose, entre les branches du géranium! Nous ne respirons plus, suspendus à l’alignement parfait des éléments, à leur communion furtive.

Tout de même, ils surviennent ces moments de bonheurs superposés et dans tous les cas, la somme dépasse l’addition des parties. Mais leur rareté, leur imprévisibilité, notre impuissance à les mettre en scène délibérément, nous empêchent de les invoquer à l’appui de notre calcul.

Or donc, sans même tenir compte du bonheur rare, ni du sublime, ne retenant que les 780 moments de bonheurs raisonnable sur lequel tout quidam moyen peut compter en 15 ans en y mettant du sien, j’estime qu’il y a matière à réflexion. Matière à les vivre, ces quinze années. Quitte à faire de la chimio.

Mais revenons aux faits. En quoi le statut HER2 positif balance-t-il ma décision de refuser la chimio aux oubliettes?

Primo, sans chimio, le statut HER2 positif porte le risque de récidive du niveau moyen à celui de élevé sur une possibilité de 3 niveaux : 1-faible, 2-moyen, 3-élevé.

Le ErbB2, mieux connu sous le nom de HER2, est un gène qui contrôle la quantité de HER2, une protéine favorisant la croissance, libérée à la surface des cellules du sein.

Les tumeurs qui surexpriment la HER2 (appelées tumeurs HER2 positives) ont tendance à être des tumeurs de haut grade qui sont plus susceptibles de se propager que les tumeurs qui ne surexpriment pas la HER2.

Or, ces tumeurs réagissent bien à un certain médicament appelé Trastuzumab (Herceptin). Il s’agit d’une thérapie biologique, disponible depuis seulement quelques années.

Le trastuzumab est un anticorps et un traitement ciblé, soit un type de traitement qui cible des molécules ou des protéines spécifiques participant au développement des cellules cancéreuses du sein, mais qui limite les dommages aux cellules normales.

OUF ! Mes neurones ont les yeux bouffis. Pause. Mégaportion de yogourt glacé, double ration de framboises et allez hop, encore une heure de lecture.

Quelques effets secondaires peuvent résulter du Herceptin, pour la plupart mineurs. Symptômes pseudo-grippaux, frissons, blablabla, rien quoi.

En léchant la dernière cuillerée de yogourt glacé, oups, je tombe sur le dernier effet secondaire potentiel. Rare, mais sérieux : l’insuffisance cardiaque congestive (le cœur n’arrive pas à pomper efficacement le sang). Des tests aux trois mois en médecine nucléaire permettent toutefois d’en détecter la présence et de réagir en conséquence.

Du coup, deuxième bol de yogourt glacé. Encore un ptit quinze minutes de lecture.

Or donc le Herceptin. Traitement génial diminuant de 50% les risques de récidives des cancers Her2 positifs. Bon, il y a bien ce faible risque cardiaque, mais contrôlé par des examens réguliers permettant de s’ajuster, il semble inférieur au risque de récidive du cancer du sein.

Secondo, le Herceptin n’est administré que si l’on a préalablement reçu de la chimiothérapie. Obligatoire.

En bref, après la chirurgie, les thérapies adjuvantes préconisées pour prolonger mon accès aux 780 moments de bonheurs raisonnables s’énumèrent comme suit :

La radiothérapie (vise surtout à réduire les récidives locales).

L'hormonothérapie, la chimiothérapie et l'administration de Herceptin (employées seules ou associées, ces thérapies visent surtout à réduire les récidives métastatiques, ou qui se manifestent dans une autre partie du corps).

Sensation d'avoir quatre ans et demie, tapie dans une voiturette traversant, avec un CLAC! irréversible, les portes battantes de la maison hantée, subitement plongée dans le noir, ignorant de quelle direction surgira le squelette hurlant, après quel virage une main sanglante jaillira du sol, papa, maman, j'ai changé d'idée, veut plus y aller, chui pas si grande que çà finalement! Ouiiiiiiiinnn! AAAAAAAAAHHHHHHH!

Mes neurones et mon système nerveux criant grâce, je ferme le portable, plonge dans un bain bouillant, puis me réfugie dans un vieux Fred Vargas élimé, sur lequel je m’endors, lumière ouverte, lunettes écrapouties sous les oreillers. Je rêve d’un grand cœur rouge à la texture de gomme à effacer, que je borde avec soin dans une couchette de bébé à côté de son toutou, lequel s’avère, maintenant que j'y repense, une brosse-à-dent géante avec des oreilles de lapin.

Où la vérité sort de la bouche des sarraus extra-small

Le 13 juin à midi tapante, docteure Onco opine du bonnet dans son sarrau extra-small en nous dévisageant ma fille et moi: En effet, il est nécessaire de recevoir de la chimiothérapie pour avoir accès au Herceptin.
Docteure Onco, dites-moi la vérité, le combo chimio-Herceptin augmente-t-il de beaucoup mes chances d'accéder à au moins 780 moments de bonheur raisonnable de plus?

De beaucoup, oui. on parle de 50%. Bon choix.
Ravie, ma druide, énervée comme une puce. M'explique avec entrain le plan de match remanié et les magiques potions qu'elle me concoctera.

Nous annulons le début de la radiothérapie et la reportons à... après la chimio. Annulée également la chirurgie d’ablation des ovaires en gynéco (on verra plus tard au besoin, si la ménopause ne survient pas avec la chimio).
Puis, sur le ton enjoué du parent annonçant une sortie à la foire aux manèges à fiston: La chimio débute mardi!
Hein? Mar-mardi? Comme dans mardi prochain?

Mardi prochain, c’est çà. Le 19 juin.
Des traitements en conséquence, disait docteure Chirurgienne ...Quence, quence, résonne l'écho. Je fais un mini burn out de quelques secondes, agite mon mouchoir en guise d'adieu définitif à mes vacances à la mer, puis remonte dans l'arène écouter mon coach.

En chimiothérapie, les médicaments employés, les doses administrées ainsi que les horaires suivis varient d’une personne à l’autre. Dans votre cas je retiens deux protocoles possibles: le CME d'une durée de six mois, ou le AC d'une durée de quatre mois. Le AC est un peu plus dur, mais plus court. C'est celui que je préfère dans votre cas.
Résolue à graduer un jour de mon statut de Future Patiente à celui de Patiente, je me rallie tout de suite. Bien sûr, le AC, c'est mieux, assurément!

Le protocole AC est constitué de Doxorubicine (Adriamycin), et de Cyclophosphamide (Cytoxan, Procytox). Vous aurez 4 cycles du protocole AC, aux 21 jours. Le traitement dure entre 3 et 4 mois si tout va bien.

Comme le Herceptin, l’Adriamycin peut endommager le cœur, aussi vérifie-t-on son état par une ventriculopathie isotopique que je vous scédule illico.
Ah bon? Deux potions qui s'attaqueront peut-être à mon coeur? C’est qu’il est un tantinet rapiécé et point-de-suturé ce cœur, croyez qu’il tiendra le coup?

Mais si, vous êtes dans une forme physique resplendissante, cela se voit tout de suite! m’assure docteure Optimisme Inébranlable¸

Et euh… les effets secondaires?

Outre les risques minimes d’effet sur le cœur, mentionnons la perte totale des cheveux assurée, et possibilité, notamment, de fatigue, nausées, vomissements, ulcères buccaux, anémie, baisse des globules blancs et risques d’infection élevés

...Notamment?
Docteure Onco nous regarde successivement avec sérieux ma fille et moi: Attention, après chaque traitement, si vous faites de la fièvre à 100,4 degrés F, vous attendez une heure et revérifiez; si elle persiste vous vous précipitez à l’urgence. À 101 degrés F, vous vous rendez à l’urgence immédiatement et on doit vous confiner en isolation avec antibiothérapie.
Mère et fille, impressionnées, hochent la tête en duo.

Ne vous inquiétez pas! Dans votre cas tout ira bien j’en suis persuadée! renchérit Boule de Cristal.

Bon.

Je crois que je viens d'accepter de faire de la chimiothérapie.

Drapée dans ma nouvelle grande chape blanche de Résignée Docile, je me lève dignement, rebelle matée mais fière, se rendant elle-même à la potence.

Ma fille, dis-je solennellement, puisque c'est comme çà, allons magasiner des perruques!

mercredi 31 octobre 2007

La Tête coupée

Au petit matin du lundi 28 mai Les doigts collés de confitures aux abricots, je balaye les miettes de toasts de mon portable et cale mon deuxième café d’un coup sec. Pas de temps à perdre, c’est aujourd’hui que s’élabore le plan stratégique de l’opération GAPS (Guérir au plus sacrant).

Après l’énoncé du NON fatidique au pied de l’autel de la chimio vendredi dernier, congédiée par la prêtresse officiante, docteure Onco, j’entreprends l’escalade de quelques nouvelles montagnes, dont je redoute les flancs sans doute aussi escarpés que le Mont Adrénaline.

Au menu des À faire cette semaine :

· rencontrer ma nouvelle 4e spécialiste attitrée, docteure Gynéco (ablation des ovaires ou pas?);

· voir la docteure Radio-Onco pour le sifflet de départ du marathon radiothérapie;
· débuter l’antihormonothérapie au Tamoxifène;

· suivi de mes deux petites coutures mammaire et axillaire, avec la docteure LB, chirurgienne, Belle d’Ivory, et haute-couturière de son état (au fait une petite surpiqûre blanche décorative ferait des cicatrices vachement plus branchées que le point zig-zag...);

· première reprise post-chirugie du jogging, version Ultra- Légère, consistant presque à sautiller sur place sur la piste, dépassée en trombe par des cyclistes exaspérés, cette mémé-que-je-suis leur bloquant une glorieuse montée le quadriceps tendu au max, et les empêchant d’impressionner la petite rousse qui fait semblant de lire sur le gazon. (L'un d’eux tente vicieusement de m’éjecter de la piste d’un coup de soulier en cuir noir, doté d'une semelle avec injection moulée de carbone et d’un cocon thermo-formé avec languette intérieure en mesh aérée et microréglage parfait grâce à la boucle Soft arch compression, enveloppant le coup de pied pour un mouvement soutenu et précis, lui a-t-on précisé à l’achat . Eh bien je ne dévie pas de ma course d’un poil, dans mon habit de jogging de chez Winneuse! Mémé mais fière, n’en déplaise aux héritiers d’Henri Desgrange et à tous les maillots jaunes du boulevard Gouin!);

· écrire au maire pour faire bannir les cyclistes des pistes cyclables;

· débuter les séances de yoga adapté et gratuit pour les Ptites madames ayant, ou ayant eu un cancer du sein et trop cassées pour le yoga du gym du coin parce qu’en assurance-salaire à 66 et 2/3 % comme moi;

· expédier les quatorze formulaires d’assurances complétés par mes spécialistes pour la modique somme de 30$ pièce. Je vivrai vieille, guérie, et ruinée.

**

Le mardi 29 mai
Docteure Gynéco ressemble à Teri Bauer, l’épouse de Jack dans la première saison de 24 heures chrono.

-… il est recommandé en effet de procéder à l’ablation des ovaires chez les femmes non ménopausées atteintes d’un cancer du sein hormonodépendant. La réduction de la production d’oestrogènes contribue fortement à prévenir les récidives.

Et tant qu’à vous opérer, je vous enlèverai aussi l’utérus…

Moi, me découvrant un attachement sentimental subit à cette petite poire interne (après tout c’est la première maison de ma fille) :

- Euh, pour l’utérus, c’est vraiment nécessaire?

Docteure Gynéco : - Le médicament antihormonal Tamoxifène peut parfois causer le cancer de l’utérus. Comme on procède déjà à une chirurgie sous anesthésie dans la région, aussi bien le retirer et régler la question une fois pour toutes.
Oui, mais le cancer des poumons est en hausse chez les femmes et on ne les élimine pas au cas où…

- Ici on parle d’un effet secondaire relativement rare mais possible à un médicament que vous prendrez pendant cinq ans; songez que vous n’avez pas besoin du stress supplémentaire de craindre un cancer de l’utérus alors qu’on peut en éliminer maintenant toute possibilité en profitant d’une chirurgie nécessaire dans la même région.
Vu comme çà… Elle inspire confiance ma nouvelle gynéco: aussi, je me rallie à l’idée et nous nous quittons bonnes zamies en clamant : on se revoit en salle d’op!
En fait, docteure Gynéco précise qu’elle retourne mon dossier à l’admission en chirurgie et prévoit procéder à la grande ablation fin juillet, si j’ai terminé la radiothérapie à ce moment, comme il est prévisible.

Bientôt je serai à Tu et à Toi avec tous les préposés à l’admission en chirurgie de cet hôpital.

- Encore Toi?

- Ben oui, z’ont découvert qu’il me reste encore deux ou trois organes là-dedans : tu me réserves la première intervention du matin comme d’habitude?

- C’est sûr! On le sait que t’haïs çà arriver à 7 heures et demie du matin à l’hôpital pour être opérée au milieu de l’après-midi, après être restée des heures à jeun en jaquette délavée, ton pedigree bagué au poignet comme un poulet chez Olymiel, à lire les mêmes vieux magazines dégoûtants que chez le coiffeur, chez le dentiste, et chez le concessionnaire auto! Pis même pas maquillée en plus!!!

- Une fois, j’avais gardé juste un peu de mascara en cachette…


- Pis?


- J’ai pas passé le contrôle de qualité, y m’ont retirée de la chaîne de montage, z’ont fait passer un autre patient avant moi, et m’ont démaquillée avec un liquide visqueux jaune stérile en grattant jusqu’au fond des orbites. Faut dire que le super-hydrofuge de Maybellive est pas mal efficace… La honte!

**

Le mercredi 30 mai
Docteure Radio-Onco m’écrabouille la main de sa poigne de chef d’état devant les caméras télé, et m’invite à m’asseoir.

- Comme çà vous êtes prête à débuter la radio? Parfait ! Je vous inscrit sur la liste d’attente!
- Euh… Je croyais que… je ne commence pas tout de suite? On m’avait dit que je devais me hâter de prendre une décision pour la chimio, parce si je n’en faisais pas, il fallait débuter la radio le plus tôt possible après la chirurgie?

- C’est vrai, il ne faut pas tarder à vous inscrire sur la liste d’attente! Bon! Voiiiilà! C’est fait! Je vous ai déjà mentionné les effets secondaires possibles de la radio?
Résolue à ma nouvelle carrière d'apprentie patiente modèle, je n’insiste pas.


Mais la prochaine fois que l’on me demandera de prendre une décision urgente, je me dépêcherai plus lentement.

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Le jeudi 31 mai
Dans la grande salle du centre communautaire, quinze tapis de yoga sont disposés en demi-cercle devant la prof toute de rose vêtue. Blondeur ensoleillée, sourire lumineux, voix douce, mais, ô soulagement, rien d’ésotérique ni de moralisateur dans le regard: je respire!

Pas envie de me faire prêcher ni convertir au chemin secret vers la Vérité transcendante toute nue et végétalienne du vrai sens de la vie…Pas envie non plus de me faire dire quoi manger (sous-entendu que mon cancer serait issu de mes habitudes alimentaires déficientes!). Ma mère était une clone de Louise Lambert Lagacé et mettait du thé vert dans mon biberon avant que le docteur Béliveau vienne au monde (j’exagère à peine)! À seize ans j’étais membre d’une coopérative d’aliments naturels et je cousais mes propres robes dans des poches de jute teintes au jus de betterave bio! J'ai été traitée de granola toute ma vie et non, je n’aime pas les chips (mais si je les aimais, j’en mangerais, juste par esprit de rébellion contre l’intégrisme couteau-fourchette…). Et puis, ado, je mangeais tous les jours du chocolat noir (heu…la Kit Kat c’est bien à 70% noir non?).

Ma voisine de tapis de gauche est manifestement en pleine chimio, son foulard vert noué à la bandana signifiant alopécie en langue onco. L’absence de cil et de sourcil lui confère l’allure douce et un peu héberluée typique de cette étape.

Plusieurs autres arborent une repousse plus ou moins récente, généralement ondulée (eh oui la chimio peut vous friser, nonobstant la crinière lisse années 60 qui se porte cette année là, et le fer plat n’est pas même pas remboursé par la RAMQ).

Je soupçonne la présence de quatre ou cinq prothèses capillaires telles que dénommées par les prospectus des vendeurs de perruques. Je réserve mon verdict pour quelques-unes des participantes, dont la tignasse pourrait tout aussi bien être naturelle que synthétique. Puis, je repère quelques représentantes chevelues de la catégorie sans chimio comme moi.

Quant à savoir lesquelles ont échappé à la mastectomie ou subi une reconstruction mammaire, pudeur et discrétion m’empêche de tenter de le deviner. Comme j’aimerais que l’on fasse si tel était mon cas.

Bien que je ne fusse point née au mois de mars dernier, il appert, de l’avis des spécialistes, que je suis plutôt jeune pour avoir un cancer du sein. À ce jour, aucune de mes amies n’a été personnellement affligée du même problème. Idem pour ma parenté. Aussi, entendant les conversations de tout un groupe de pros aguerries du carcinome infiltrant, je me sens enfin entourée de collègues parlant un langage familier, maniant les noms des protocoles de chimio avec aisance, comparant les salles de radiothérapie de tel hôpital à celles de tel autre, voire partageant les mêmes spécialistes. Le ton est joyeux, la situation assumée. On se croirait en plein Cercle des Fermières papotant recettes.

J’aime bien.

C’est réglé, j’assisterai religieusement à ces ateliers de yoga chaque semaine. La prof, une survivante, me confie qu’elle a continué à y assister, à titre de participante, même pendant sa chimio. Cela me rassure.

Namasté!

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Vendredi soir, le 1er juin
Journée exécrable entièrement consacrée à avoir la nausée, réaction au Tamoxifène. Pas eu le temps de faire autre chose. Appelé la pharmacienne en oncologie de l’hôpital: rappellez-moi la liste des raisons en béton justifiant la prise de ce médicament horrible. Sans : 73.2 % de chances d’être en vie et sans cancer dans 10 ans. Avec : 82.2 %. J’ai avalé ma pilule.

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La semaine suivante, mercredi le 6 juin
Docteure LB approuve l’idée de la jolie surpiqûre blanche sur mes cicatrices, mais m’informe que la RAMQ ne remboursera pas cette coquetterie. Tanpis si le point zig zag c’est ringard!

Lancée sur ce ton léger et bon enfant, je lui récapitule les bonnes nouvelles. Primo je suis officiellement inscrite sur la liste des VIP en attente de radiothérapie. Deuxio la gynéco à laquelle elle m’a référée offre en ce moment un deux pour un et me libérera de mes ovaires avec une hystérectomie en bonus pour le même prix!

Docteure LB s’en réjouit : - En plus de réduire le taux d’œstrogène dans l’organisme, l’ablation des ovaires évite un éventuel cancer des dits organes… En effet il existe une corrélation entre le fait d’avoir eu un cancer du sein et le risque de développer un cancer des ovaires…



Où Future Patiente apprend que les mauvaises nouvelles ne cessent de se reproduire entre elles, telles des lapins.



Ah bon? Je ne me tiens plus de joie! Ainsi donc, non content d’augmenter mes risques de cancer de l’utérus, mon petit cancer chéri accroît mes chances d’en développer un aux ovaires… Sensation d’avoir ouvert un panier de crabes qui me grignote de partout. À quelle heure les bonnes nouvelles déjà? Et la récré? Pas de récré?


Mais bon, comme disait le père de ma princesse de fille (ce qui fait de lui un roi) : À long terme on va tous être morts! Restons zen.

Moi, recouvrant ma bonne humeur : - Je parie que le cancer des ovaires, lui, augmente les risques de cancer du lobe de l’oreille, lequel induit le cancer de la carte de guichet interac si on la tient de la main gauche! Ha! Ha! Ha!

Puis sur un ton plus pausé :

- … ah oui, au fait, avez-vous reçu le résultat de mon statut HER2?

Docteure LB, surprise : - ... Quoi?
- Mais oui, le résultat du HER2, il était équivoque la dernière fois?

- J’avais retenu qu’il était négatif… fait Belle d’Ivory sur un ton hésitant. (Bon, à la quantité de patients, ne nous froissons pas de l'oubli d'un menu détail).

- Oui, négatif lors de la biopsie du 2 avril, mais équivoque au rapport de pathologie de la chirurgie du 1er mai, ... non?

Relisant le rapport de pathologie post-chirurgie, docteure LB fige :

- Vous avez raison. Équivoque.
Puis, après avoir fouillé le dossier de fond en comble : - Non, le résultat du test FISH n’est pas entré. Je téléphone tout de suite au laboratoire de pathologie.
Ce qu’elle fait.


Minute de conversation dont je n’entends que la moitié. Puis, levant les yeux vers moi, la main sur le téléphone :

- Elle est partie vérifier aupr… Oui-oui, je suis là! Pardon? Hier? Non, je ne l'ai pas encore reçu.
Puis, sur un ton plus nuageux :

- J’aimerais connaître le résultat tout de suite. Voulez-vous me le transmettre s’il-vous-plaît (ce dernier mot sur un mode impératif).
Bref silence. Une légère blancheur se dessine sous le discret fard à joue de la docteure LB, tandis qu’elle remercie, raccroche, et relève les yeux vers moi.

- Le résultat est positif. HER2 positif.

Je n’ai pas fait médecine, mais j’ai suffisamment lu récemment pour comprendre que le plan de traitement soigneusement mûri et élaboré jusqu’ici vient de chavirer. Complètement.

- Va falloir que je revoie l’oncologue?

- Va falloir que vous revoyiez l’oncologue.


**

Je repense à ce mineur. Un jour, par dessus le martèlement des foreuses, il entend un Toc assourdissant, suivi d’un drôle de bruit mouillé. Quelque chose de foncé et de vaguement rond roule à ses pieds. C’est la tête de son collègue. Qui vient d’être décapité par une cuve de métal.


Et je me dis, moi, c’est juste mes cheveux que je vais perdre.




Image: Chantal Bourgois, Masque.






samedi 13 octobre 2007

Où Future Patiente gaffe dans un BBQ

Depuis le 18 mai, ébranlée par les révélations de mon oncologue, je délibère en continu sur le thème chimio-ou-pas. Je dispose de sept jours de réflexion.

Arrosant mes géraniums, semant les gloires du matin, feuilletant distraitement le journal du samedi sous le parasol rouge, rêvassant dans ma chaise Adirondack avec N au soleil couchant, ratissant les allées du marché Jean-Talon avec J la tigresse, savourant le 4 O'Clock tea chez mon amie Anglaise, dégustant les madeleines au beurre de ma bonne fée L, riant aux larmes avec Taloup encore sortie avec des souliers dépareillés, finissant le rouge et pleurant avec Lulu et son Fiancé en nous égosillant sur Une chance qu'on s'a à deux heures du matin, chassant l'aubaine dans les Friperies bras-dessus-bras-dessous avec Minou Bébitte, bref, vivant ma vinaigrette le plus normalement possible, je n’en demeure pas moins rivée à ma réflexion, dont l’issue pourrait influencer la date d’expiration de mon séjour sur Terre.

En outre, résolue à me distraire un peu, j'assiste à des BBQ chez les uns et les autres, tout le Québec inaugurant sa nouvelle bonbonne de gaz propane ce week end là.


Invitée-vedette du BBQ: Je vous le dis, je suis la première à ne pas y croire, mais cette astrologue-là... Elle me l'avait prédit: Cette année, j'ai la guigne! Et il m'est encore arrivé plein de choses é-pou-van-tables cette semaine!


Choeur des invités titillés par la perspective de l'épouvantabilité de la suite: Mais quoi quoi quoi?


Moi, intérieurement, la tête ailleurs: (Faut dire que 5.4% de gain de chances de survie avec la chimio, c'est pas rien...)


Invitée-vedette détachant chaque syllabe: Mon coi-ffeur est dé-mé-na-gé... à TO-RON-TO! Trente ans qu'il me coupait les cheveux! Et mes insupportables beaux-parents débarquent de France dans une semaine!


Du choeur des invités compatissants fusent des NOOOON, C'EST PAS VRAI! PAS LES BEAUX-PARENTS DANS UNE SEMAINE?


Moi, feignant un air navré, intérieurement: (Par contre avec la chimio, bonjour la nausée, la perte de cheveux, l'arrêt de travail de neuf mois, le système immunitaire affaibli...)


Invitée-vedette: Je suis à la recherche à temps plein d'un coiffeur adoptif et d'un couple généreux prêt à adopter mes beaux-parents!


Rires du choeur des invités et propositions de coiffeurs-substituts, lesquels seraient tous le nec plus ultra de l'heure en matière de coup de ciseaux. Quant aux beaux-parents ils resteront orphelins...


Un invité en retrait lance, un brin sarcastique: LIFE IS HARD AND THEN YOU DIE!


Je suis la seule à pouffer.


Une grande brune rencontrée une fois des années auparavant me demande: Et toi quoi de neuf?


Moi, stupidement sincère: Je viens tout juste d'être opérée pour un cancer du sein... et j'ai une semaine pour décider si je fais de la chimio ou pas.


Un silence atterré tombe sur l'assemblée de joyeux convives, lesquels me contemplent, stupéfaits. Puis, un à un, les invités détournent le regard pour s'absorber dans la contemplation fascinée d'un tableau ou d'une assiette de saumon fumé. Plusieurs sortent et s'approchent du BBQ, se mettant à huit pour piquer et tourner frénétiquement les saucisses, lesquelles se mettent à glisser, réduites en lambeaux, entre les grilles. Je demeure seule dans la pièce désertée par les convives, partis à la recherche d'invités suffisamment aimables pour s'en tenir à des malheurs intéressants.


Pour le bien de l'humanité et la sauvegarde des saucisses de mes hôtes, je retourne donc en retraite fermée jusqu'à ce que décision s'ensuive et que je redevienne sortable en société.


Ainsi donc, m’apprenait obligeamment docteure Onco l’autre jour, la récidive peut receler dans sa grande cape noire une armée de métastases en puissance, prêtes à migrer en douce aux quatre coins de mon organisme aussitôt que j’aurai la tête tournée.

Chimio ou pas, THAT is the question. Maximiser le pronostic tout en minimisant les dégats. Détricoter l’information, ne pas échapper de mailles. La calibrer, la trier, la passer au crible. Scruter les pours, analyser les contres, examiner l’enjeu de près. Puis, sauter dans un hélicoptère, embrasser la vue d’ensemble, conjurer le vertige qui en résulte et aboutir à une décision finale. Lieu et date d’expiration de la réflexion: bureau de l’oncologue, 25 mai.

Jours noirs. Nuits blanches. Croulant sous les amoncellements de données, je soupèse, décortique, discute, médite, compare, confronte, dors dessus, me réveille dedans, m’y noie, m’en extirpe et y replonge. Revois la chirurgienne, retriture ma liste de questions, réentend les réponses. Du côté des pours : mon oncologue. Plutôt contre : ma chirurgienne. L’équipe, composée de 7 chirurgiens et de 7 oncologues, partagée moitié moitié. Et moi, néophyte, me voici condamnée aux affres d’un arbitrage involontaire et improvisé. Trancher le dilemme. Et vivre avec mon choix.

Ce matin, veille de la rencontre avec docteure Onco, le soleil lèche les hublots et je recouvre un peu de ma lucidité en perdition dans l’arôme du café fumant. J’ouvre mon petit cahier bleu à spirales et note:

Sites où le cancer peut récidiver :

- l’organe où il a pris naissance (récidive locale)
- les ganglions lymphatiques ou les tissus situés près du foyer d’origine (récidive régionale)
- les organes ou tissus situés dans une autre partie du corps (récidive à distance, ou métastases).

Je trébuche sur ce dernier mot, monstre velu et gluant à trois têtes, cyclope aux doigts crochus, toutes griffes dehors et dirigées vers moi, cet empêcheur de dormir en rond, ce concept anxiogène que même le yoga, aux lénifiantes vertus, ne parvient plus à dissoudre.

Inspiiiirons. Expiiiiirons. Faisons le viiiiiiide… Regardons l’ennemi en face : métastases. Rien de plus qu’une suite de consonnes et de voyelles, qui, juxtaposées, représentent un conglomérat de petites cellules belliqueuses et invasives.

Mieux connaître l’ennemi, le déplumer de son mystère.

Wikipedia.org me rappelle qu’une métastase (en grec μετάστασις, du verbe μεθίστημι, je change de place) est la croissance d'un organisme pathogène ou d'une cellule tumorale à distance du site initialement atteint.

Quant aux chemins susceptibles d’être empruntés par les cellules-moutons-noirs pour déplacer leurs troupeaux dans mes alpages, ils se résument à trois modes de propagation:

1. Direct, par envahissement ou extension :la tumeur se développe et envahit les tissus ou organes adjacents.

2. Par le courant sanguin (dissémination hématogène) : les cellules cancéreuses se propagent vers d'autres parties du corps en entrant dans le courant sanguin pour circuler dans tout l’organisme.

3. Par le système lymphatique (dissémination lymphatique) :les cellules cancéreuses se propagent à travers les vaisseaux ou les ganglions lymphatiques vers d'autres parties du corps.

Plus que vingt-quatre heures avant le rendez-vous fatidique… Je reprends la plume et résume l’état de la situation de ma plus belle calligraphie, comme si le bien-fondé de ma décision en dépendait:

· La tumeur a été retirée par la chirurgie;
· La radiothérapie est incontournable pour anéantir les risques de récidive locale;
· À ce stade, je dispose de 73,2 % de chances d’être en vie et sans cancer dans 10 ans;
· L’antihormonothérapie (le Tamoxiphène) hisse ces chances à 82.2 %, ce qui en fait un autre incontournable;
· L’ajout de la chimiothérapie à tout ce qui précède porte ces chances à 87,6%, en éliminant les micro-cellules cancéreuses indécelables pour le moment qui se seraient peut-être, potentiellement, propagées par le sang.

Le bénéfice de la chimio réside donc dans 5.4 % de gain de chances de survie sans récidive dans 10 ans. Considérant l’ensemble des informations recueillies, je décide donc de…

De…

De ne…

D’ouvrir un biscuit chinois. Qui sait peut-être le destin a-t-il prévu de m’y souffler subtilement la réponse?

Cette année vous amènera bien du bonheur m’annonce le pompeux message de papier. Ouais bon, il lui reste encore sept mois pour se manifester me dis-je en croquant l’insipide biscuit. Ça m’apprendra à céder à la pensée magique… Résolue à ne plus dévier de ma mission, je jure de m’astreindre à la poursuite rationnelle de ma réflexion, toute ma matière grise investie dans l’émission urgente d’une réponse à la question du jour.

Coup d’œil à l’horloge. Plus que vingt-trois heures. Encore un peu de café et je rends mon verdict. Le vent soulève un coin de page du journal posé sur la nappe à carreaux. Et si…? Mais je ne vais quand même pas tomber aussi bas…Il est absolument hors de question que je lise mon horoscope.

…Taureau : Il faut vous réserver des îlots de calme. Soins aux algues ou au chocolat, exfoliation aux sels de la mer Morte, massage aux huiles de lavande et de romarin apaiseront votre nature enflammée et nourriront votre goût du luxe gourmand entre deux séances d’entraînement vigoureux.

Ben oui.

Et si je tirais à pile ou face?


***

Où Future Patiente annonce sa décision

25 mai. L’oncologue n’en revient pas : 5.4 % de gain de chances de survie ainsi jetées par la fenêtre…


Un peu penaude je bredouille de vagues justifications, m’excusant presque de dédaigner sa potion magique.

Dans ce cas, je vous donne congé en oncologie… votre suivi se poursuivra avec la docteure Radio-oncologue.

Je revois en pensée l’énergique brunette, virtuose du rayon gamma.


Voilà, c’est ici que nos chemins se séparent, docteure Onco.

Puis, au moment où je passe la porte :

Ah oui! N’oubliez pas de demander le résultat du test FISH pour votre statut HER2. Je vois sur l’écran qu’il n’est pas encore entré à votre dossier.

Je promets de ne pas oublier en tentant de refermer la porte, échappant du même coup cahier de notes, imper, lunettes et bouteille d’eau, laquelle roule sur le plancher ciré. Me jetant à quatre pattes sous le bureau j’y rencontre la tête à l’envers de docteure Onco, laquelle a réussi à agripper la bouteille et me la tend en souriant. Toute la salle d’attente a abandonné la lecture des Actualités Digest et assiste, hilare à ma prestation acrobatique. Après m’être frappé le crâne en me relevant et tordu la cheville en quittant précipitamment les lieux, je me retrouve enfin à l’air libre. Je respire un bon coup et déverrouille ma voiture. En oubliant de désactiver le système d’alarme. Anonymat et discrétion, voilà ma devise.


…Il faut vous réserver des îlots de calme. Soins aux algues ou au chocolat, exfoliation aux sels de la mer Morte, massage aux huiles de lavande et de romarin apaiseront votre nature enflammée…

De ma liste hebdomadaire de À faire, je biffe l’item décision/chimio.


Ne reste plus qu’à faire enlever mes pneus d’hiver, me faire tremper dans le chocolat, m'exfolier au sels de la Mer Morte… et vérifier mon statut HER2.


Image: Nicole Chiasson, design graphique:

Princesse Rebelle, la carte de visite.

mardi 2 octobre 2007

Numéro spécial Préparez votre prostate pour Noël, septembre 1996.

Thé, café, jus de pommes, biscuits? claironne la bénévole en sarau turquoise, poussant son chariot entre les chaises oranges à pattes de métal.

Le 18 mai, salle d’attente en oncologie. Une dizaine de patients feuillettent de vieux Actualités chiffonés et tachés de café. Un téléviseur diffuse en boucle des vidéos humoristiques. Je les regarde distraitement, jusqu’à que l’un d’eux retienne mon attention. Il s’agit d’un bobby londonien, ganté de blanc et armé d’un sifflet, qui se met à diriger la circulation… des piétons dans un parc de la capitale britannique! L’hésitation, puis l’obéissance stupéfaite des piétons me fait éclater de rire. Dix paires d’yeux délaissent les Actualités et autres Bel-Âge-Digest et se braquent sur moi, suivis d’un coup d’œil collectif à l’objet de mon hilarité. Manifestement non contagieuse. Haussements d’épaules et retour collectif aux Spécial prostate et Comment réussir votre brunch de Pâques sans casser des œufs sur la tête de votre belle-mère. Tandis que le vidéo se poursuit, je tente de refréner mes éclats et m’esclaffe de plus belle, bientôt pliée en deux, émettant des sons de plus en plus aigus, respirant avec peine et inondées de larmes dégoulinantes de mascara. L’ami qui m’accompagne me contemple d’une mine consternée.

Au prix d’un effort d’autosuggestion digne d’un ascète yogi, je me compose un air funéraire et me jette sur mon petit cahier à spirales avec le sérieux et l’attention d’un chirurgien opérant à cœur ouvert. La lecture de ma liste de questions pour l’oncologue finit par me recentrer sur le motif de ma présence en ces lieux gravissimes.

Comme la chirurgie a démontré que le cancer n’avait pas migré dans les ganglions lymphatiques, et que la tumeur n'avait que 1.3 centimètres, nous en sommes à étabir mon plan de traitement préventif, en vue d’éviter les récidives futures. Il comportera deux catégories de traitements:

· les obligatoires (un mois de radiothérapie et le médicament anti-hormonal Tamoxiphène pendant cinq ans);
· les facultatifs (la chimiothérapie, et l’ablation des ovaires ou une médication déclenchant la ménopause si la chimiothérapie ne l’a pas déjà provoquée).

Selon la docteure LB, Belle d’Ivory et chirurgienne de son état, la moitié de ses collègues me recommande la chimiothérapie. L’autre moitié estime la radiothérapie et le Tamoxiphène suffisants, considérant les effets secondaires de la chimiothérapie (système immunitaire affaibli, risques d’infections, fatigue, nausées, perte de cheveux, possibles dommages cardiaques, etc…). L’ablation des ovaires demeure pertinente si la ménopause n’est toujours pas survenue après les traitements précités.

À moins d’un plaidoyer très convaincant de l’oncologue aujourd’hui, mon choix à ce jour consiste à refuser la chimiothérapie. Au nombre de mes motivations conscientes, appréhension des nausées et autres joies gastriques, de la chute du système immunitaire, de la durée de l’arrêt de travail, de l’alopécie (le prochain qui m’objecte c’est pas grave, ça repousse! je lui rase le crâne), et des vacances d’été foutues au profit d’un abonnement quasi quotidien à l’hôpital.

Un sarrau blanc taille extra-Small fait irruption dans la salle d’attente et lance mon nom à la ronde. Je sursaute et ramasse précipitamment lunettes, cahier, sac et veste, comme si la docteure allait passer à quelqu’un d’autre si je tardais plus d’une nanoseconde à la rejoindre.

Vive et menue, mèches lisses, noires et coupées carrées à la niponne, la docteure Oncologue entre dans ma vie. Elle m’invite à la suivre d’un bref signe de tête.

Sa vitesse d’évolution me fais craindre de perdre sa trace dans le dédale des couloirs au-travers lesquels elle se faufile à toute allure. Les mots Il court, il court le furet me viennent tandis que j’accélère le pas, tentant de ne rien échapper de l’attirail tenu pêle-mêle dans mes bras. Je n’ai jamais maîtrisé l’art de voyager léger : mes sorties prennent l’allure d’un déménagement passé deux heures d’absence de la maison.

Nous aboutissons à un bureau de taille réduite, à l’image de son occupante. Les patients géants ou obèses doivent assurément ingurgiter une boisson magique rapetissante avant d'entrer dans cet antre d’Alice au pays des mauvaises nouvelles.Et débute le face à face avec ma troisième spécialiste attitrée. Moi qui, il y a à peine quatre mois, n’entrevoyais la perspective de développer un cancer que dans une lointaine et improbable période de ma vie, minimalement octogénaire, me voilà pourvue d’une oncologue, d’une radio-oncologue et d’une chirugienne en oncologie d’un seul coup. Et dire que la moitié du Québec a du mal à se trouver un médecin de famille.

La docteure Onco frappe le coup de service en résumant mon dossier. Je réplique en complétant les blancs. Elle me renvoie le volant par un amorti du revers, amorçant la description des merveilles de sa spécialité. Je contre-amortis avec ma réticence dûment motivée envers la chimio.

Ses prunelles se mettent à briller de curiosité. Arrêt de jeu.

Je vais vous faire un aveu. Vous me semblez tellement documentée que j’en suis complètement déstabilisée. Je vous propose une chose inhabituelle, soit d'imprimer et de vous remettre un des outils d’aide à la décision que nous utilisons pour décider des plans de traitement. Nous l'étudierons ensemble avant que preniez votre décision.
La docteure Onco quitte le bureau, revient, et me tend deux pages de tableaux tirés de Adjuvant! Online.
Les données précises se rapportant à votre situation y ont été intégrées (âge, statut préménopause, caractéristiques de la tumeur retirée, hormonodépendante, grade 2, stade 1cN0M0, excellente santé par ailleurs, etc…).

Le premier tableau indique vos pourcentages de chances de survie dans 10 ans selon différentes combinaisons de choix de traitement.
Le second indique vos chances d’être en vie et sans récidive du cancer dans 10 ans. toujours en fonction des choix de traitements disponibles. C’est le tableau que nous privilégions, puisqu’il tient compte des récidives, contrairement au premier.
J’étudie le second tableau :

· sans traitement additionnel à la chirurgie j’ai 73.2 % de chances d’être en vie et sans cancer dans 10 ans;
· avec la thérapie anti-hormonale seule (tamoxiphène), ces chances augmentent à 82.2 %;
· avec la chimiothérapie seule, elles scorent à 81,5 %;
· avec les deux thérapies combinées, j’atteins le sommet à 87.6 %.

Mais pardon docteure, pourquoi aurais-je à craindre une rechute? Puisque je serai suivie de près, une récidive éventuelle se limiterait forcément à une microtumeur, décelée de façon très précoce, que l’on retirerait à temps et sans danger?

Non. Une récidive peut signifier des métastases aux poumons, aux os, au cerveau, etc. À l'heure actuelle, les métastases sont incurables. On ne peut que soulager et prolonger la vie des patients.
Moue perplexe. Comment pourrais-je développer des métastases alors que la tumeur a été retirée et que les cellules cancéreuses n’avaient pas atteint les ganglions lymphatiques, ne s’étant donc pas propagées dans ma personne?

Il demeure un risque, même s’il est infime, que des cellules cancéreuses nous aient échappé et se soient propagées par le système sanguin. Ces cellules pourraient alors former des métastases éventuellement. En combinant la chimiothérapie, l’antihormonothérapie et la radiothérapie, nous réduisons ce risque de façon optimale. Vous maximisez ainsi vos chances de survie sans récidive dans 10 ans.Je demeure abasourdie par ce lever de rideau sur un coin du décor imprévu.


Alice, confrontée à la Dame sans cœur, contemple la théière qui déborde, déborde, déborde. L’eau qui s’en échappe dilue l’encre bleue de ma liste de questions, soulève les meubles, et nous nous mettons à flotter, la docteure Samouraï et moi, telles des poupées de styromousse emportées par le courant.


Dans le vacarme des flots je lui crie : Pourquoi la moitié de vos collègues sont-ils contre la chimio dans mon cas?


J’entends au loin :
Je … tage pas …pinion!…tastases…!Ballotée par le courant, je flotte sur le dos, les bras en croix, les oreilles dans l'eau. Mon coeur ralentit et rythme doucement l'agréable torpeur qui m'envahit. Je perds de vue la docteure Samouraï et aperçois un troupeau de petits moutons sur une rive qui se rapproche à vue d’œil. Certains noirs, certains blancs. Ils broutent tranquilles, indifférents. Une trentaine… Ou une cinquantaine? Je tourbillone en flottant, mais en direction de la rive, et une idée réjouissante me gagne. Je vais les rejoindre dans leur pique-nique bucolique. Pause laineuse. Apaisante. Je me félicite de cette perspective, bienvenue avant de poursuivre le droit fil de cette énième longue journée.

Tandis que je m’apprête à toucher terre, une étrange sensation me gagne. Le nombre de moutons semble s’accroître de minute en minute. Bientôt je crains de ne pouvoir marcher entre eux tellement ils s’entassent sur la rive, une vallée de moins en moins verdoyante. Les moutons noirs gagnent du terrain au détriment des blancs, formant une immense…


TACHE NOIRE. Une immense tache noire.


Trois ou quatre battements de paupières incrédules me révèlent l’horreur de ma méprise. Nul mouton ni vallée à l’horizon; les cellules cancéreuses, d'un noir menaçant, se sont multipliées et groupées jusqu’à former des métastases et la vallée s’avère mon poumon droit.


J’ouvre les yeux. Docteure Onco me fixe patiemment.


Préférez-vous y réfléchir quelques jours?

Je m'entends répondre de ma voix de magnétophone au ralenti. Une semaine pour reprendre mon souffle et rendre mon verdict. Chimio ou pas?

Ainsi font font font les ptits moutons dans ma tête, ainsi font font font, trois petits tours et puis s’en vont.

Et moi je reste là, sans brebis ni repère, entourée par trois éminentes spécialistes et néanmoins seule au monde. Je suis Tom Hanks sur son radeau, voyant s'éloigner son seul ami, le ballon Wilson, emporté à tout jamais par l'océan Pacifique (**).

** Cast Away (Seul au monde), réalisé par Robert Zemeckis, États-Unis, 2000.




Image: Chantal Bourgeois,
Génie

dimanche 2 septembre 2007

Les poupées russes du sommeil

En cette nuit du 17 au 18 mai, mes rêves recèlent pleins de petits tiroirs.

C'est l'été, il n'y a pas de guerre. Seulement les criquets que j'appelle cigales. Je te dis, approches, viens près de moi dans la balançoire. Verses-nous du rosé. Souffle la bougie, écoutes. La lune. Toi et moi. Le ciel indigo.

Tu es là, tranquille, à écouter. Tu donnes une légère poussée par terre avec ton pied et la balançoire se met à bercer en grinçant, par-dessus le chant des cigales et celui du train. Des bruits rassurants, sur lesquels je m'endors, en imaginant les petits enfants, dormant aussi, avec leurs pyjamas parsemés de tigres oranges, dans tous les pays où il fait nuit. C'est alors que débute ce cauchemar.

Dans ce cauchemar de mon rêve, la balançoire ralentit, puis s’arrête. Je me demande pourquoi tu ne la pousses plus avec ton pied. J’allonge le bras vers toi, mais tu es parti. Il ne reste que moi et un exemplaire usé du Livre de sable de Borges.

Puis, j'entends un cri. Je couvre mes oreilles en me recroquevillant. Mes larmes goûtent salé. Pliée en deux, je me demande si la suture va tenir le coup comme dans la chanson de Richard Desjardins.

Un morceau noir se détache de mon cerveau, continent perdu, à la dérive. Je le vois s’engloutir dans une mer noire, hostile.

Est née cette envie d’être ailleurs, mais où?

Ailleurs je vais.

J’essaie toutes les balançoires.

Celle à la peinture jaune défraîchie, en Provence, dans cette cour où s'étirent, pêle-mêle, des géraniums, des platanes, des chats et des paons. Ces derniers pavoisent, la queue déployée de plumes phosphorescentes. J’y cueille des figues fraîches et j’y suis presque heureuse. Mais tout-à-coup, un grand chien dégingandé se jette sur ma mère et la mord. Revient ce cri dans ma tête.

Celle du parc municipal, simple planche de bois gris suspendue par deux chaînes grossières de métal. Je vois au loin ma petite fille emprisonner le bas de sa robe dans son collant d’écolière pour mieux grimper dans la toile d’araignée géante. Je la trouve si mignonne que j'en pleure de joie. Bref moment de paix.

Celle de plastique orange, pâlie par le soleil, suspendue à un érable centenaire dans une cour ombragée. J’y chante à tue-tête Selling England by the pound de Genesis et me sens alors irrémédiablement heureuse. C'est mon passage préféré du cauchemar.

J’essaie enfin un vieux pneu mal accroché à de vieilles cordes râpées, à Nominingue. Je parle de faire un herbier l’été prochain en feuilletant la brique du frère Marie-Victorin, lorsque le pneu se détache. Je m'étale sur le dos, le souffle coupé, une roche pointue entre les omoplates.

Puis, m’éveillant en rêve de mon cauchemar, je quitte la balançoire et me dis : Il faudrait bien le repriser, ce cœur. Au fil du temps. Fermer les rideaux, décrocher le téléphone, verrouiller la porte, s'appliquer à le bien recoudre. Laisser chanter Barbara :

Laissez-moi le chagrin m’emporte
Et je vogue sur mon délire
Laissez-moi ouvrez cette porte
Laissez-moi,
Je vais revenir.

Au bout de trois jours, mes deux pôles refusionnés, je rebondis, guérie, et demande joyeusement Il est où The man with a child in his eyes? redevenue certaine de son existence quelque part, mais où.

Ensuite, je parcours le monde en cueillant des framboises de-ci de-là, avec pour toute richesse deux ou trois livres dans mon sac à dos et une grande serviette jaune au cas où une plage surgirait tout à coup.

À Louvain la vieille, je m'achète un parapluie et mange une crème caramel en m'esclaffant avec mon amie L, dans un manoir hanté.

À Amsterdam, je descends d'un train poussant un monceau de valises, et j'aperçois ma petite fille sur le quai, attablée devant un minuscule service à thé en porcelaine de Delft. Elle me dit en souriant: je t'attendais, l'infusion de chrysanthèmes est prête.

À Utrecht je passe toute une semaine dans les échelles d'une librairie à contempler les titres et les pages des traductions néerlandaises de mes romans préférés. J'achète trois contes pour enfants. La princesse N me les traduira au prochain thé.

De temps en temps, je me couche sur un quai, au soleil, écoutant mes sœurs babiller et rire. J’espère alors qu’il passe en chaloupe, The man with a child in his eyes, et me reconnaisse.

Des canotiers, des kayakistes, et même des chalutiers défilent. L'un d'eux laisse pour moi une petite boîte à musique recouverte de soie bleue et ornée de pierreries sur le quai. Un autre m'écrit une interminable lettre dont la lecture prendrait au moins treize ans. Un autre me raconte d'invraisemblables aventures qui me fascinent, puis, me lassent. Le dernier m'offre un parasol rouge pour protéger mon bout du nez de blonde en juillet, hypnotisé et penché qu'il est sur un livre, comme toujours, le dernier Yann Martel ou peut-être un Anna Gavalda, mais sans PF30.

Où je trouve un beau château, matantirelirelire, matantirelireleau.

Puis, à l’heure où le soleil rosit et descend juste un peu, j'arrive devant un minuscule château abandonné. C'est la magic hour des cinéastes. Je pose solennellement mon sac à dos.

Il est petit, son charme fait plutôt suranné, les poignées de portes tombent et celles des armoires ne ferment plus. Des araignées à longues pattes tiennent des séances de tricot mystiques dans l'escalier jauni. À toutes les fenêtres, des arbres centenaires me saluent de leurs branches majestueuses. Je me sens immédiatement chez moi et en paix.

Je dis à quelqu'un qui se tient derrière moi et dont je ne reconnais pas le visage: Tiens, le continent perdu a refait surface. Il a repris son exacte place en silence. Je ramasse une roche et trace quatre grandes lettres dans le sable : HOME.

À mon réveil, en ce matin du vendredi 18 mai, je fête mes 48 ans, j'ai un beau château, tous mes morceaux ou presque, et un rendez-vous dans une demi-heure avec l’oncologue.


Et je me sens légère comme une fillette faisant l'école buissonnière pour lire des Comtesses de Ségur en cachette dans le grenier.

dimanche 26 août 2007

Où Future Patiente fait de l'exploration minière

Vendredi 12 mai, 9 heures tapantes. Une voiture freine devant mon château minuscule : tricot rayé rouge et blanc, lunettes soleil griffées, œil de lynx et crinière fauve, tout y est, c'est bien elle, mon amie J.

Émane toujours de son sillage l’équivalent du courant électrique généré par la Baie James. Elle me conduit à l’hôpital, mon nouveau lieu de culte, ma plaie lymphatique s’avérant encore trop sensible pour la conduite manuelle de mon carosse.

Cette semaine, la Docteure B présentait mon dossier lors d'une réunion d’équipe, composée de 7 chirurgiens et de 7 oncologues. Au menu figuraient (notamment) mes résultats de labo et mon plan de traitement; ma vie, somme toute.

9 heures trentes. L’hôpital se tourne doucement vers le versant diurne de ses activités. Quelques patients petit-déjeûnent au café. Odeurs de pain grillé. Irrésistible pour moi. Après un coup d’œil à la montre, nous joignons la file d’attente pour un toast-café impromptu.

Ce jour en est un de rouge à lèvres cerise. Sur son sarau, la docteure B a repiqué le ruban rose à l’endroit, dont la boucle me fait un petit signe : viens-tu te balancer à l’abri de tout çà? Je feins l’indifférence et prends plutôt le taureau par les cornes.

Alors docteure, que pensent vos collègues à mon sujet? demande Future Patiente en prenant place dans l'exigu bureau vert pâle.

Coup de théatre : dans votre situation, sur les quatorze membres de l’équipe, sept spécialistes favorisent la chimiothérapie, tandis que les sept autres estiment vos risques de récidive insuffisants pour compromettre votre qualité de vie avec un tel traitement.
J’écarquille les yeux. Z’auraient pas pu simuler un minimum de consensus?

Hélas, ma propre vie professionnelle m’a trop bien enseigné ces incontournables divergences d’opinion, disparités de points de vue, angles d’approche, écoles de pensée et autres multi-facetteries analytiques pour que je puisse méconnaître la profondeur abyssale des zones grises! Que de fois j’en ai moi-même vanté les mérites, arguant que la matière à discussion n’en était que plus riche dans sa complexité…

Oui, mais là, ici, maintenant, c’est de mon propre dossier qu’il est question, c’est ma vie qui se joue sous ces chiffres et ces symboles sybillins! Soudain, je n’en ai plus rien à cirer de l’incertitude déguisée en divergence d’opinions.
Un abîme s’ouvre à mes pieds. Happée par le vertige, j’y tombe tête première. Dans ma chute j'entrevois des spectres, des silhouettes décharnées, une sorcière me jetant un sort de Nausées perpétuelles, mes cheveux tombant avec des lambeaux de cuir chevelu sanguinolents, et des murs se rapprochant de moi, comme sur Chloé dans L'écume des jours.

Quence, quence, résonne l’écho.

Puis s'arrête ma chute. Je suis au fond d’une mine, à 600 mètres sous terre, en Abitibi. Mon casque est lourd et la combinaison gris-vert trop grande que j’ai revêtue m’encombre et m'empêche de bouger. Comble de guigne, la lampe frontale arrimée à mon casque s’éteint et je suis plongée dans le noir. Le camion vert empestant le diesel, appelé grenouille dans le milieu, et qui doit venir à ma rescousse, n’arrive pas. J’entends au loin les walkies-talkies des mineurs mais mes appels à leur intention sont muets. Comme si mon cri rentrait au fond de moi au lieu d’éclore.

J'entends soudain la voix de J. Sa question à la docteure B me fait brusquement rebasculer dans le petit bureau vert pâle. Je m'étonne de me retrouver là, assise bien droite sur le bout de la chaise, jambes croisées, triturant dans mes mains un papier chiffoné. Je déplie lentement le papier. C'est ma liste de questions. Rendues désuètes par le sujet de l’heure : chimio ou pas?

Oui, je sais, en cette matière, la bonne réponse est perpétuellement à conquérir plutôt qu’inéluctable.

Au cœur de cette cible mouvante, mon espérance de vie. Je me tiens là, dans un petit bureau sans fenêtre, avec mon espérance de vie assise sur mes genoux, qui gigote et se tortille pour m'échapper. Chimio ou pas?

Lorsque je sollicite son propre avis, une brève pause précède la réponse de la docteure B. Son regard est chargé du poids d’années d’expérience à trancher de tels dilemmes, à énumérer des pours et des contres, à soupeser à la fois des statistiques et des mois de souffrances appréhendées, vécues ou évitées, tout en visant un ultime et double objet : survie et qualité de vie.
Vous vous situez vraiment à la frontière entre les situations où la chimiothérapie s’impose d’emblée et celles où il est raisonnable de s’en exempter. Il s’agit d’une véritable zone grise. Cela comporte des avantages et des inconvénients, dont celui de vous laisser le choix au bout du compte.
Avantage ou inconvénient? Les deux, ma foi. Aurais-je véritablement préféré entendre que la chimio est impérative compte tenu de mon très mauvais pronostic? Évidemment non. Suis-je réjouie de pouvoir trancher entre chimio ou pas, quand les outils d’aide à la décision disponibles se résument aux avis contradictoires d’éminents spécialistes partagés à 50 % ?

Et ma propre perception des données, ô combien peu éclairée, trancherait à elle seule un enjeu si crucial, du moins pour ma modeste personne?

Docteure B ayant pris l’habitude de lire dans mes pensées, elle tend une perche salvatrice vers le gouffre où je m’en retournais.

Je crois que vous pourriez privilégier la qualité de vie dans l’état actuel des choses…
Cependant, il importe que vous y réfléchissiez bien, afin de ne pas éprouver de regrets quelque soit votre choix. Sachez aussi que parmi les 7 spécialistes ne favorisant pas la chimiothérapie dans votre cas, se trouvaient aussi des oncologues, dont c’est l’instrument de prédilection.

Mon amie J formule alors quelques questions additionnelles. J’observe distraitement le rouge à lèvres cerise formuler des réponses que je n'entends pas.

À ce moment précis, dans un coin de ma tête, s’agite une toute petite luciole, dégageant une chétive lumière. Son rayon, si faible soit-il, éclaire momentanément la noirceur dans laquelle je me noie. Je prends alors, mentalement, la décision de ne pas faire de chimiothérapie.

Lorsque j’annonce ma décision à voix haute, docteure B hoche la tête.

Vous n’avez pas à décider tout de suite. Vous devez d’abord rencontrer un oncologue de l’équipe, qui vous transmettra les informations relatives aux traitements de chimiothérapie disponibles, ainsi que son avis. Réfléchissez-y. Après cette rencontre, nous établirons le plan de traitement en fonction de votre décision finale.Après un signe de tête d’assentiment de la plus mauvaise foi qui soit, je reprends, illico et mentalement, la décision de ne pas faire de chimiothérapie.

Hé hé! On ne s’appelle pas princesse rebelle pour rien.

Image: Éclat 1, Chantal Bourgeois. 

dimanche 19 août 2007

Je vous salue Pharmacopée, pleine de grâce.

Le 9 mai, à 14 heures, la docteure B court vers son bureau en sarrau, bonnet et pantoufles vert-salle-d’op. Nulle trace de rouge à lèvres cerise ce jour là.

Contre-indiqué en chirurgie? N'importe, la docteure B rivalise haut la main avec toute Belle d’Ivory qui soit.

Mon rendez-vous clouera le bec au suspense vécu depuis le 1er mai: transmission des résultats de l’analyse post-chirurgie. Ma tumeur a été scrutée sous la loupe des Sherlock Holmes de la cellule cancéreuse. Le verdict comporte des enjeux de taille pour moi.


Les ganglions sentinelles étaient-ils atteints? Si oui, risques de métastases à distance, seconde chirurgie immédiate pour l'ablation de tous les ganglions axillaires, risques d'infection et de lymphoedème, bref des mois, voire des années de plaisirs inégalés en perspective.

À mon entrée dans son bureau, la docteure B finit de troquer le sarau vert-salle-d’op contre le blanc des consultations cliniques.

- Comment allez-vous? s’enquiert ma chirurgienne, essouflée de son jogging entre deux départements séparés par un kilomètre et deux étages.

Après quelques politesses, j’exprime mes doléances en ce neuvième jour post-chirurgie.

L'anesthésiste a très bien dosé les anti-nausées et je fus étonnament indemne de ce côté. Tout irait bien… si ce n'était de l’apparition d’une bosse de plus en plus volumineuse et douloureuse sous l’aisselle opérée. Je dors avec une compresse de gel glacé appliquée directement dessus et un analgésique narcotique aux quatre heures.

Mes nuits ressemblent à une course à obstacles. Chaque dégel me réveille en grimaçant : je cours vers le congélateur pour changer de compresse glacée et me jette sur la prochaine dose d’Empra-machin comme une toxico en pleine décrépitude. Puis, en attendant l'effet rédempteur de la codéine, j'arpente le corridor d'un bout à l'autre, tenant la glace sous mon bras et récitant des mantras religieux (que certains qualifieraient plutôt de vilains mots).


Enfin, au bout de trente minutes, je me prosterne avec gratitude devant la grande déesse Pharmacopée. Récompensée de mes dévotions, je cours vers le lit et me rendors, en sursis jusqu'au prochain dégel.

De nuit en nuit, une inquiétante expansion de la dite bosse et de la douleur se manifeste, angoissant quelque peu la marathonienne nocturne que je suis devenue (et qui sait, peut-être aussi mes voisins d'en bas).

Bref, j’estime avoir droit à la présente séance d’auto-apitoiement et mon sort douloureux est entre vos mains salvatrices docteure Belle d’Ivory, conclus-je, le regard implorant.

- Je suis désolée pour la douleur, mais ce n'est rien d'inquiétant en soi. Il s’agit d’un sérome causé par l’accumulation de liquide lymphatique causant l'enflure à l'aisselle. Je vais le ponctionner immédiatement et vous serez soulagée.

En moins de deux je me retrouve en posture horizontale, tenue topless et blessures de guerre exposées. Docteure B se munit d’une seringue d’évidement et vient secourir la Marathonienne du Corridor. Vide et vide et reseringue.

Tant et si bien que, ouf majuscule, la douleur disparaît. Me souviens instantanément de comment sourire et défroncer les sourcils. Qu’est-ce qu’on est bien, mais qu'est-ce qu'on est bien tout-à-coup!

- J’aurais installé un drain à la chirurgie si j’avais su qu’autant de liquide apparaîtrait, mais cela arrive rarement. (Toujours été un brin marginale, c'est connu). Je vous revois dans trois jours et referai une ponction au besoin. Vous auriez pu vous présenter à l’urgence vous savez, plutôt que d’attendre le rendez-vous d’aujourd’hui.

Ouais, bon, j’aurais pu. Me demande bien ce qui peut m’avoir fait hésiter au juste… Après tout qu’est-ce qu’un petit sept huit heures d’attente dans toute une nuit?

Maintenant qu'on redispose d'une capacité d'attention, retour au suspense du jour: les résultats du labo.


- Je viens de les recevoir à mon arrivée il y a deux minutes et ne les ai pas encore lus, s’excuse Beauté nature.
Assisterons ensemble à l'énoncé de la sentence.


- Nous savions déjà, grâce à la biopsie du 2 avril, que la tumeur :

· réagissait positivement aux hormones: bonne nouvelle;
· était de statut HER2 négatif: bonne nouvelle;
· était de grade 2 sur une possibilité de 3, montrant un degré d’agressivité modéré: modérément bonne nouvelle.
Les résultats de l'analyse post-chirurgie vont nous indiquer le stade de la tumeur, une donnée déterminante. Le stade est déterminé par les facteurs suivants : la taille de la tumeur, le degré de propagation dans les tissus adjacents, l'atteinte ou non des ganglions lymphatiques, et la propagation ou non vers d'autres parties du corps.

Le stade du cancer permet de choisir les traitements les plus efficaces, et d’évaluer les chances de guérison, ou le pronostic. L’Union internationale contre le cancer (UICC) et l’American Joint Committee on Cancer (AJCC) utilisent une classification appelée TNM pour spécifier le stade ou l’étendue des tumeurs cancéreuses solides.

La classification TNM se base sur trois éléments, soit T pour tumeur, N pour ganglion (node en anglais) et M pour métastases.
Docteure B reprend son souffle et lit enfin mes résultats en commentant à mesure.

- Pour commencer, bonne nouvelle : les ganglions ne sont pas atteints.

Le stade de votre tumeur était 1c, c'est-à-dire T1c-N0-M0:
T1c signifie que la tumeur avait un diamètre supérieur à 1 cm mais inférieur à 2 cm. La vôtre avait 1.3 cm, avec une petite tumeur satellite à côté de 0.2 cm (la lune!).

N0 signifie zéro cellule cancéreuse dans les quatre ganglions sentinelles retirés, donc pas de cancer dans le reste des ganglions non-plus.

M0 signifie zéro métastases.
Oufffffffffff.

Oufffffffffff.

Oufffffffffff.

Pas d’autre chirurgie! Pas de chimio!

Je sautille mentalement de joie. Mais docteure B lit dans mes pensées.

- Attendez, oui, c’est une excellente nouvelle. On ne réopère pas pour retirer le reste des ganglions, le risque de propagation du cancer par le liquide lymphatique est pratiquement écarté...
Mais attention, il y a... autre chose. Certains résultats post-chirurgie ne seront disponibles que dans trois à quatre semaines.
Froncement de sourcils.

- Eh bien, contrairement à l’analyse du 2 avril en biopsie, les résultats du statut HER2 ne sont pas sortis négatifs, cette fois-ci.
Et s'ils sont positifs, çà change quoi déjà?

- Ils ne sont pas positifs non plus...


Ben là! Sourcils levés en accent circonflexe.

- Votre statut HER2 est classé ÉQUIVOQUE. Le pathologiste a donc demandé un test appelé FISH, dont les résultats sont plus longs à obtenir,mais le résultat sera fiable et définitif.
Mine perplexe. Non mais, éclairez-moi là, on est contents ou pas?

D’accord pour un brin de marginalité, mais équivoque, alors là c’est vexant, je le prends personnel, et puis, c'est pas moi du tout çà! Je n'ai jamais oh grand jamais porté du beige, ni aimé les horribles teintes qualifiées de neutres. Je déteste la tiédeur sous toutes ses formes, qu'il s'agisse de l'eau du bain ou d'êtres humains. Je préfère le cri libérateur au silence poli chargé de sous-entendus. Je préconise la vérité crue et répugne les mensonges pieux. Et mon HER2 serait équivoque? Non mais, on n'est pas là pour se faire insulter hein!

Équivoque vous-même, tiens!

Belle d’Ivory demeure imperturbable:

- C’est très rare qu’un résultat HER2 sorte négatif au premier test, équivoque au deuxième, pour s'avérer positif au test final. Normalement, il devrait ressortir négatif du test FISH.

Et sinon? (la normalité et moi vous savez...)

- Naturellement, s'il était positif, le plan de traitement serait... différent.

Sensation de déjà-vu. Le temps de voir passer une petite barque vert pâle sortie du mur. J'entends une voix au loin : Des traitements en conséquence... Je me secoue et redresse l'échine. Quence, quence, quence, fait l'écho.
Je décroise les jambes et les recroise de l'autre côté pour faire diversion et chasser l'écho. Mes lunettes tombent et je les contemple bêtement sur le plancher en me disant va encore falloir en acheter d'autres, sans songer une seconde à les ramasser.

- Oui, selon toute probabilité, les traitements devraient, sous réserve des résultats à venir, se limiter à la radiothérapie et à l’anti-hormonothérapie, avec soit l’ablation des ovaires, ou du Zolodex pour entraîner la ménopause; à ce dernier sujet, je vous réfèrerai en gynécologie.


Pause d'assimilation. Marmonnement d'un son ressemblant à Ah bon.

- On se revoit le 12 mai? fait la docteure Bistouri, lorgnant du côté de l'horloge et se levant de sa chaise.
Je saisis que toute question supplémentaire doit pouvoir se répondre en moins de quatre syllabes. La ravale plutôt.

- Demain, je vais soumettre votre dossier à une réunion d'équipe, regroupant des chirugiens et des oncologues, en vue de discuter de votre plan de traitement, ajoute ma chirurgienne préférée, la main sur la poignée de porte. Je vous en reparle dans trois jours.

Faisant preuve d’une perspicacité hors du commun, je déduis que l’entrevue tire à sa fin. Ramassage précipité des sacs, bouteille d’eau, imper, liste de questions restée pliée en quatre et petites lunettes sur le tapis. Au même moment une pile de dépliants accumulés sur le bureau s’écroule par terre, après s’être malencontreusement jetés à la rencontre de mon coude.

Ce soir là, ne pouvant bénéficier de la certitude absolue d'avoir quelque chose à célébrer plutôt qu'à déplorer, je décrète le premier scénario assurément gagnant et débouche un très, très bon Bordeaux en compagnie de R et D.
À la santé de la déesse Pharmacopée, de toutes les Belles d'Ivory de la galaxie, et de la perspective d'une première nuit complète de sommeil en dix jours.




Image: Chantal Bourgeois, Éclat 1, http://www.bourgeois.tv/