mercredi 31 octobre 2007

La Tête coupée

Au petit matin du lundi 28 mai Les doigts collés de confitures aux abricots, je balaye les miettes de toasts de mon portable et cale mon deuxième café d’un coup sec. Pas de temps à perdre, c’est aujourd’hui que s’élabore le plan stratégique de l’opération GAPS (Guérir au plus sacrant).

Après l’énoncé du NON fatidique au pied de l’autel de la chimio vendredi dernier, congédiée par la prêtresse officiante, docteure Onco, j’entreprends l’escalade de quelques nouvelles montagnes, dont je redoute les flancs sans doute aussi escarpés que le Mont Adrénaline.

Au menu des À faire cette semaine :

· rencontrer ma nouvelle 4e spécialiste attitrée, docteure Gynéco (ablation des ovaires ou pas?);

· voir la docteure Radio-Onco pour le sifflet de départ du marathon radiothérapie;
· débuter l’antihormonothérapie au Tamoxifène;

· suivi de mes deux petites coutures mammaire et axillaire, avec la docteure LB, chirurgienne, Belle d’Ivory, et haute-couturière de son état (au fait une petite surpiqûre blanche décorative ferait des cicatrices vachement plus branchées que le point zig-zag...);

· première reprise post-chirugie du jogging, version Ultra- Légère, consistant presque à sautiller sur place sur la piste, dépassée en trombe par des cyclistes exaspérés, cette mémé-que-je-suis leur bloquant une glorieuse montée le quadriceps tendu au max, et les empêchant d’impressionner la petite rousse qui fait semblant de lire sur le gazon. (L'un d’eux tente vicieusement de m’éjecter de la piste d’un coup de soulier en cuir noir, doté d'une semelle avec injection moulée de carbone et d’un cocon thermo-formé avec languette intérieure en mesh aérée et microréglage parfait grâce à la boucle Soft arch compression, enveloppant le coup de pied pour un mouvement soutenu et précis, lui a-t-on précisé à l’achat . Eh bien je ne dévie pas de ma course d’un poil, dans mon habit de jogging de chez Winneuse! Mémé mais fière, n’en déplaise aux héritiers d’Henri Desgrange et à tous les maillots jaunes du boulevard Gouin!);

· écrire au maire pour faire bannir les cyclistes des pistes cyclables;

· débuter les séances de yoga adapté et gratuit pour les Ptites madames ayant, ou ayant eu un cancer du sein et trop cassées pour le yoga du gym du coin parce qu’en assurance-salaire à 66 et 2/3 % comme moi;

· expédier les quatorze formulaires d’assurances complétés par mes spécialistes pour la modique somme de 30$ pièce. Je vivrai vieille, guérie, et ruinée.

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Le mardi 29 mai
Docteure Gynéco ressemble à Teri Bauer, l’épouse de Jack dans la première saison de 24 heures chrono.

-… il est recommandé en effet de procéder à l’ablation des ovaires chez les femmes non ménopausées atteintes d’un cancer du sein hormonodépendant. La réduction de la production d’oestrogènes contribue fortement à prévenir les récidives.

Et tant qu’à vous opérer, je vous enlèverai aussi l’utérus…

Moi, me découvrant un attachement sentimental subit à cette petite poire interne (après tout c’est la première maison de ma fille) :

- Euh, pour l’utérus, c’est vraiment nécessaire?

Docteure Gynéco : - Le médicament antihormonal Tamoxifène peut parfois causer le cancer de l’utérus. Comme on procède déjà à une chirurgie sous anesthésie dans la région, aussi bien le retirer et régler la question une fois pour toutes.
Oui, mais le cancer des poumons est en hausse chez les femmes et on ne les élimine pas au cas où…

- Ici on parle d’un effet secondaire relativement rare mais possible à un médicament que vous prendrez pendant cinq ans; songez que vous n’avez pas besoin du stress supplémentaire de craindre un cancer de l’utérus alors qu’on peut en éliminer maintenant toute possibilité en profitant d’une chirurgie nécessaire dans la même région.
Vu comme çà… Elle inspire confiance ma nouvelle gynéco: aussi, je me rallie à l’idée et nous nous quittons bonnes zamies en clamant : on se revoit en salle d’op!
En fait, docteure Gynéco précise qu’elle retourne mon dossier à l’admission en chirurgie et prévoit procéder à la grande ablation fin juillet, si j’ai terminé la radiothérapie à ce moment, comme il est prévisible.

Bientôt je serai à Tu et à Toi avec tous les préposés à l’admission en chirurgie de cet hôpital.

- Encore Toi?

- Ben oui, z’ont découvert qu’il me reste encore deux ou trois organes là-dedans : tu me réserves la première intervention du matin comme d’habitude?

- C’est sûr! On le sait que t’haïs çà arriver à 7 heures et demie du matin à l’hôpital pour être opérée au milieu de l’après-midi, après être restée des heures à jeun en jaquette délavée, ton pedigree bagué au poignet comme un poulet chez Olymiel, à lire les mêmes vieux magazines dégoûtants que chez le coiffeur, chez le dentiste, et chez le concessionnaire auto! Pis même pas maquillée en plus!!!

- Une fois, j’avais gardé juste un peu de mascara en cachette…


- Pis?


- J’ai pas passé le contrôle de qualité, y m’ont retirée de la chaîne de montage, z’ont fait passer un autre patient avant moi, et m’ont démaquillée avec un liquide visqueux jaune stérile en grattant jusqu’au fond des orbites. Faut dire que le super-hydrofuge de Maybellive est pas mal efficace… La honte!

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Le mercredi 30 mai
Docteure Radio-Onco m’écrabouille la main de sa poigne de chef d’état devant les caméras télé, et m’invite à m’asseoir.

- Comme çà vous êtes prête à débuter la radio? Parfait ! Je vous inscrit sur la liste d’attente!
- Euh… Je croyais que… je ne commence pas tout de suite? On m’avait dit que je devais me hâter de prendre une décision pour la chimio, parce si je n’en faisais pas, il fallait débuter la radio le plus tôt possible après la chirurgie?

- C’est vrai, il ne faut pas tarder à vous inscrire sur la liste d’attente! Bon! Voiiiilà! C’est fait! Je vous ai déjà mentionné les effets secondaires possibles de la radio?
Résolue à ma nouvelle carrière d'apprentie patiente modèle, je n’insiste pas.


Mais la prochaine fois que l’on me demandera de prendre une décision urgente, je me dépêcherai plus lentement.

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Le jeudi 31 mai
Dans la grande salle du centre communautaire, quinze tapis de yoga sont disposés en demi-cercle devant la prof toute de rose vêtue. Blondeur ensoleillée, sourire lumineux, voix douce, mais, ô soulagement, rien d’ésotérique ni de moralisateur dans le regard: je respire!

Pas envie de me faire prêcher ni convertir au chemin secret vers la Vérité transcendante toute nue et végétalienne du vrai sens de la vie…Pas envie non plus de me faire dire quoi manger (sous-entendu que mon cancer serait issu de mes habitudes alimentaires déficientes!). Ma mère était une clone de Louise Lambert Lagacé et mettait du thé vert dans mon biberon avant que le docteur Béliveau vienne au monde (j’exagère à peine)! À seize ans j’étais membre d’une coopérative d’aliments naturels et je cousais mes propres robes dans des poches de jute teintes au jus de betterave bio! J'ai été traitée de granola toute ma vie et non, je n’aime pas les chips (mais si je les aimais, j’en mangerais, juste par esprit de rébellion contre l’intégrisme couteau-fourchette…). Et puis, ado, je mangeais tous les jours du chocolat noir (heu…la Kit Kat c’est bien à 70% noir non?).

Ma voisine de tapis de gauche est manifestement en pleine chimio, son foulard vert noué à la bandana signifiant alopécie en langue onco. L’absence de cil et de sourcil lui confère l’allure douce et un peu héberluée typique de cette étape.

Plusieurs autres arborent une repousse plus ou moins récente, généralement ondulée (eh oui la chimio peut vous friser, nonobstant la crinière lisse années 60 qui se porte cette année là, et le fer plat n’est pas même pas remboursé par la RAMQ).

Je soupçonne la présence de quatre ou cinq prothèses capillaires telles que dénommées par les prospectus des vendeurs de perruques. Je réserve mon verdict pour quelques-unes des participantes, dont la tignasse pourrait tout aussi bien être naturelle que synthétique. Puis, je repère quelques représentantes chevelues de la catégorie sans chimio comme moi.

Quant à savoir lesquelles ont échappé à la mastectomie ou subi une reconstruction mammaire, pudeur et discrétion m’empêche de tenter de le deviner. Comme j’aimerais que l’on fasse si tel était mon cas.

Bien que je ne fusse point née au mois de mars dernier, il appert, de l’avis des spécialistes, que je suis plutôt jeune pour avoir un cancer du sein. À ce jour, aucune de mes amies n’a été personnellement affligée du même problème. Idem pour ma parenté. Aussi, entendant les conversations de tout un groupe de pros aguerries du carcinome infiltrant, je me sens enfin entourée de collègues parlant un langage familier, maniant les noms des protocoles de chimio avec aisance, comparant les salles de radiothérapie de tel hôpital à celles de tel autre, voire partageant les mêmes spécialistes. Le ton est joyeux, la situation assumée. On se croirait en plein Cercle des Fermières papotant recettes.

J’aime bien.

C’est réglé, j’assisterai religieusement à ces ateliers de yoga chaque semaine. La prof, une survivante, me confie qu’elle a continué à y assister, à titre de participante, même pendant sa chimio. Cela me rassure.

Namasté!

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Vendredi soir, le 1er juin
Journée exécrable entièrement consacrée à avoir la nausée, réaction au Tamoxifène. Pas eu le temps de faire autre chose. Appelé la pharmacienne en oncologie de l’hôpital: rappellez-moi la liste des raisons en béton justifiant la prise de ce médicament horrible. Sans : 73.2 % de chances d’être en vie et sans cancer dans 10 ans. Avec : 82.2 %. J’ai avalé ma pilule.

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La semaine suivante, mercredi le 6 juin
Docteure LB approuve l’idée de la jolie surpiqûre blanche sur mes cicatrices, mais m’informe que la RAMQ ne remboursera pas cette coquetterie. Tanpis si le point zig zag c’est ringard!

Lancée sur ce ton léger et bon enfant, je lui récapitule les bonnes nouvelles. Primo je suis officiellement inscrite sur la liste des VIP en attente de radiothérapie. Deuxio la gynéco à laquelle elle m’a référée offre en ce moment un deux pour un et me libérera de mes ovaires avec une hystérectomie en bonus pour le même prix!

Docteure LB s’en réjouit : - En plus de réduire le taux d’œstrogène dans l’organisme, l’ablation des ovaires évite un éventuel cancer des dits organes… En effet il existe une corrélation entre le fait d’avoir eu un cancer du sein et le risque de développer un cancer des ovaires…



Où Future Patiente apprend que les mauvaises nouvelles ne cessent de se reproduire entre elles, telles des lapins.



Ah bon? Je ne me tiens plus de joie! Ainsi donc, non content d’augmenter mes risques de cancer de l’utérus, mon petit cancer chéri accroît mes chances d’en développer un aux ovaires… Sensation d’avoir ouvert un panier de crabes qui me grignote de partout. À quelle heure les bonnes nouvelles déjà? Et la récré? Pas de récré?


Mais bon, comme disait le père de ma princesse de fille (ce qui fait de lui un roi) : À long terme on va tous être morts! Restons zen.

Moi, recouvrant ma bonne humeur : - Je parie que le cancer des ovaires, lui, augmente les risques de cancer du lobe de l’oreille, lequel induit le cancer de la carte de guichet interac si on la tient de la main gauche! Ha! Ha! Ha!

Puis sur un ton plus pausé :

- … ah oui, au fait, avez-vous reçu le résultat de mon statut HER2?

Docteure LB, surprise : - ... Quoi?
- Mais oui, le résultat du HER2, il était équivoque la dernière fois?

- J’avais retenu qu’il était négatif… fait Belle d’Ivory sur un ton hésitant. (Bon, à la quantité de patients, ne nous froissons pas de l'oubli d'un menu détail).

- Oui, négatif lors de la biopsie du 2 avril, mais équivoque au rapport de pathologie de la chirurgie du 1er mai, ... non?

Relisant le rapport de pathologie post-chirurgie, docteure LB fige :

- Vous avez raison. Équivoque.
Puis, après avoir fouillé le dossier de fond en comble : - Non, le résultat du test FISH n’est pas entré. Je téléphone tout de suite au laboratoire de pathologie.
Ce qu’elle fait.


Minute de conversation dont je n’entends que la moitié. Puis, levant les yeux vers moi, la main sur le téléphone :

- Elle est partie vérifier aupr… Oui-oui, je suis là! Pardon? Hier? Non, je ne l'ai pas encore reçu.
Puis, sur un ton plus nuageux :

- J’aimerais connaître le résultat tout de suite. Voulez-vous me le transmettre s’il-vous-plaît (ce dernier mot sur un mode impératif).
Bref silence. Une légère blancheur se dessine sous le discret fard à joue de la docteure LB, tandis qu’elle remercie, raccroche, et relève les yeux vers moi.

- Le résultat est positif. HER2 positif.

Je n’ai pas fait médecine, mais j’ai suffisamment lu récemment pour comprendre que le plan de traitement soigneusement mûri et élaboré jusqu’ici vient de chavirer. Complètement.

- Va falloir que je revoie l’oncologue?

- Va falloir que vous revoyiez l’oncologue.


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Je repense à ce mineur. Un jour, par dessus le martèlement des foreuses, il entend un Toc assourdissant, suivi d’un drôle de bruit mouillé. Quelque chose de foncé et de vaguement rond roule à ses pieds. C’est la tête de son collègue. Qui vient d’être décapité par une cuve de métal.


Et je me dis, moi, c’est juste mes cheveux que je vais perdre.




Image: Chantal Bourgois, Masque.






samedi 13 octobre 2007

Où Future Patiente gaffe dans un BBQ

Depuis le 18 mai, ébranlée par les révélations de mon oncologue, je délibère en continu sur le thème chimio-ou-pas. Je dispose de sept jours de réflexion.

Arrosant mes géraniums, semant les gloires du matin, feuilletant distraitement le journal du samedi sous le parasol rouge, rêvassant dans ma chaise Adirondack avec N au soleil couchant, ratissant les allées du marché Jean-Talon avec J la tigresse, savourant le 4 O'Clock tea chez mon amie Anglaise, dégustant les madeleines au beurre de ma bonne fée L, riant aux larmes avec Taloup encore sortie avec des souliers dépareillés, finissant le rouge et pleurant avec Lulu et son Fiancé en nous égosillant sur Une chance qu'on s'a à deux heures du matin, chassant l'aubaine dans les Friperies bras-dessus-bras-dessous avec Minou Bébitte, bref, vivant ma vinaigrette le plus normalement possible, je n’en demeure pas moins rivée à ma réflexion, dont l’issue pourrait influencer la date d’expiration de mon séjour sur Terre.

En outre, résolue à me distraire un peu, j'assiste à des BBQ chez les uns et les autres, tout le Québec inaugurant sa nouvelle bonbonne de gaz propane ce week end là.


Invitée-vedette du BBQ: Je vous le dis, je suis la première à ne pas y croire, mais cette astrologue-là... Elle me l'avait prédit: Cette année, j'ai la guigne! Et il m'est encore arrivé plein de choses é-pou-van-tables cette semaine!


Choeur des invités titillés par la perspective de l'épouvantabilité de la suite: Mais quoi quoi quoi?


Moi, intérieurement, la tête ailleurs: (Faut dire que 5.4% de gain de chances de survie avec la chimio, c'est pas rien...)


Invitée-vedette détachant chaque syllabe: Mon coi-ffeur est dé-mé-na-gé... à TO-RON-TO! Trente ans qu'il me coupait les cheveux! Et mes insupportables beaux-parents débarquent de France dans une semaine!


Du choeur des invités compatissants fusent des NOOOON, C'EST PAS VRAI! PAS LES BEAUX-PARENTS DANS UNE SEMAINE?


Moi, feignant un air navré, intérieurement: (Par contre avec la chimio, bonjour la nausée, la perte de cheveux, l'arrêt de travail de neuf mois, le système immunitaire affaibli...)


Invitée-vedette: Je suis à la recherche à temps plein d'un coiffeur adoptif et d'un couple généreux prêt à adopter mes beaux-parents!


Rires du choeur des invités et propositions de coiffeurs-substituts, lesquels seraient tous le nec plus ultra de l'heure en matière de coup de ciseaux. Quant aux beaux-parents ils resteront orphelins...


Un invité en retrait lance, un brin sarcastique: LIFE IS HARD AND THEN YOU DIE!


Je suis la seule à pouffer.


Une grande brune rencontrée une fois des années auparavant me demande: Et toi quoi de neuf?


Moi, stupidement sincère: Je viens tout juste d'être opérée pour un cancer du sein... et j'ai une semaine pour décider si je fais de la chimio ou pas.


Un silence atterré tombe sur l'assemblée de joyeux convives, lesquels me contemplent, stupéfaits. Puis, un à un, les invités détournent le regard pour s'absorber dans la contemplation fascinée d'un tableau ou d'une assiette de saumon fumé. Plusieurs sortent et s'approchent du BBQ, se mettant à huit pour piquer et tourner frénétiquement les saucisses, lesquelles se mettent à glisser, réduites en lambeaux, entre les grilles. Je demeure seule dans la pièce désertée par les convives, partis à la recherche d'invités suffisamment aimables pour s'en tenir à des malheurs intéressants.


Pour le bien de l'humanité et la sauvegarde des saucisses de mes hôtes, je retourne donc en retraite fermée jusqu'à ce que décision s'ensuive et que je redevienne sortable en société.


Ainsi donc, m’apprenait obligeamment docteure Onco l’autre jour, la récidive peut receler dans sa grande cape noire une armée de métastases en puissance, prêtes à migrer en douce aux quatre coins de mon organisme aussitôt que j’aurai la tête tournée.

Chimio ou pas, THAT is the question. Maximiser le pronostic tout en minimisant les dégats. Détricoter l’information, ne pas échapper de mailles. La calibrer, la trier, la passer au crible. Scruter les pours, analyser les contres, examiner l’enjeu de près. Puis, sauter dans un hélicoptère, embrasser la vue d’ensemble, conjurer le vertige qui en résulte et aboutir à une décision finale. Lieu et date d’expiration de la réflexion: bureau de l’oncologue, 25 mai.

Jours noirs. Nuits blanches. Croulant sous les amoncellements de données, je soupèse, décortique, discute, médite, compare, confronte, dors dessus, me réveille dedans, m’y noie, m’en extirpe et y replonge. Revois la chirurgienne, retriture ma liste de questions, réentend les réponses. Du côté des pours : mon oncologue. Plutôt contre : ma chirurgienne. L’équipe, composée de 7 chirurgiens et de 7 oncologues, partagée moitié moitié. Et moi, néophyte, me voici condamnée aux affres d’un arbitrage involontaire et improvisé. Trancher le dilemme. Et vivre avec mon choix.

Ce matin, veille de la rencontre avec docteure Onco, le soleil lèche les hublots et je recouvre un peu de ma lucidité en perdition dans l’arôme du café fumant. J’ouvre mon petit cahier bleu à spirales et note:

Sites où le cancer peut récidiver :

- l’organe où il a pris naissance (récidive locale)
- les ganglions lymphatiques ou les tissus situés près du foyer d’origine (récidive régionale)
- les organes ou tissus situés dans une autre partie du corps (récidive à distance, ou métastases).

Je trébuche sur ce dernier mot, monstre velu et gluant à trois têtes, cyclope aux doigts crochus, toutes griffes dehors et dirigées vers moi, cet empêcheur de dormir en rond, ce concept anxiogène que même le yoga, aux lénifiantes vertus, ne parvient plus à dissoudre.

Inspiiiirons. Expiiiiirons. Faisons le viiiiiiide… Regardons l’ennemi en face : métastases. Rien de plus qu’une suite de consonnes et de voyelles, qui, juxtaposées, représentent un conglomérat de petites cellules belliqueuses et invasives.

Mieux connaître l’ennemi, le déplumer de son mystère.

Wikipedia.org me rappelle qu’une métastase (en grec μετάστασις, du verbe μεθίστημι, je change de place) est la croissance d'un organisme pathogène ou d'une cellule tumorale à distance du site initialement atteint.

Quant aux chemins susceptibles d’être empruntés par les cellules-moutons-noirs pour déplacer leurs troupeaux dans mes alpages, ils se résument à trois modes de propagation:

1. Direct, par envahissement ou extension :la tumeur se développe et envahit les tissus ou organes adjacents.

2. Par le courant sanguin (dissémination hématogène) : les cellules cancéreuses se propagent vers d'autres parties du corps en entrant dans le courant sanguin pour circuler dans tout l’organisme.

3. Par le système lymphatique (dissémination lymphatique) :les cellules cancéreuses se propagent à travers les vaisseaux ou les ganglions lymphatiques vers d'autres parties du corps.

Plus que vingt-quatre heures avant le rendez-vous fatidique… Je reprends la plume et résume l’état de la situation de ma plus belle calligraphie, comme si le bien-fondé de ma décision en dépendait:

· La tumeur a été retirée par la chirurgie;
· La radiothérapie est incontournable pour anéantir les risques de récidive locale;
· À ce stade, je dispose de 73,2 % de chances d’être en vie et sans cancer dans 10 ans;
· L’antihormonothérapie (le Tamoxiphène) hisse ces chances à 82.2 %, ce qui en fait un autre incontournable;
· L’ajout de la chimiothérapie à tout ce qui précède porte ces chances à 87,6%, en éliminant les micro-cellules cancéreuses indécelables pour le moment qui se seraient peut-être, potentiellement, propagées par le sang.

Le bénéfice de la chimio réside donc dans 5.4 % de gain de chances de survie sans récidive dans 10 ans. Considérant l’ensemble des informations recueillies, je décide donc de…

De…

De ne…

D’ouvrir un biscuit chinois. Qui sait peut-être le destin a-t-il prévu de m’y souffler subtilement la réponse?

Cette année vous amènera bien du bonheur m’annonce le pompeux message de papier. Ouais bon, il lui reste encore sept mois pour se manifester me dis-je en croquant l’insipide biscuit. Ça m’apprendra à céder à la pensée magique… Résolue à ne plus dévier de ma mission, je jure de m’astreindre à la poursuite rationnelle de ma réflexion, toute ma matière grise investie dans l’émission urgente d’une réponse à la question du jour.

Coup d’œil à l’horloge. Plus que vingt-trois heures. Encore un peu de café et je rends mon verdict. Le vent soulève un coin de page du journal posé sur la nappe à carreaux. Et si…? Mais je ne vais quand même pas tomber aussi bas…Il est absolument hors de question que je lise mon horoscope.

…Taureau : Il faut vous réserver des îlots de calme. Soins aux algues ou au chocolat, exfoliation aux sels de la mer Morte, massage aux huiles de lavande et de romarin apaiseront votre nature enflammée et nourriront votre goût du luxe gourmand entre deux séances d’entraînement vigoureux.

Ben oui.

Et si je tirais à pile ou face?


***

Où Future Patiente annonce sa décision

25 mai. L’oncologue n’en revient pas : 5.4 % de gain de chances de survie ainsi jetées par la fenêtre…


Un peu penaude je bredouille de vagues justifications, m’excusant presque de dédaigner sa potion magique.

Dans ce cas, je vous donne congé en oncologie… votre suivi se poursuivra avec la docteure Radio-oncologue.

Je revois en pensée l’énergique brunette, virtuose du rayon gamma.


Voilà, c’est ici que nos chemins se séparent, docteure Onco.

Puis, au moment où je passe la porte :

Ah oui! N’oubliez pas de demander le résultat du test FISH pour votre statut HER2. Je vois sur l’écran qu’il n’est pas encore entré à votre dossier.

Je promets de ne pas oublier en tentant de refermer la porte, échappant du même coup cahier de notes, imper, lunettes et bouteille d’eau, laquelle roule sur le plancher ciré. Me jetant à quatre pattes sous le bureau j’y rencontre la tête à l’envers de docteure Onco, laquelle a réussi à agripper la bouteille et me la tend en souriant. Toute la salle d’attente a abandonné la lecture des Actualités Digest et assiste, hilare à ma prestation acrobatique. Après m’être frappé le crâne en me relevant et tordu la cheville en quittant précipitamment les lieux, je me retrouve enfin à l’air libre. Je respire un bon coup et déverrouille ma voiture. En oubliant de désactiver le système d’alarme. Anonymat et discrétion, voilà ma devise.


…Il faut vous réserver des îlots de calme. Soins aux algues ou au chocolat, exfoliation aux sels de la mer Morte, massage aux huiles de lavande et de romarin apaiseront votre nature enflammée…

De ma liste hebdomadaire de À faire, je biffe l’item décision/chimio.


Ne reste plus qu’à faire enlever mes pneus d’hiver, me faire tremper dans le chocolat, m'exfolier au sels de la Mer Morte… et vérifier mon statut HER2.


Image: Nicole Chiasson, design graphique:

Princesse Rebelle, la carte de visite.

mardi 2 octobre 2007

Numéro spécial Préparez votre prostate pour Noël, septembre 1996.

Thé, café, jus de pommes, biscuits? claironne la bénévole en sarau turquoise, poussant son chariot entre les chaises oranges à pattes de métal.

Le 18 mai, salle d’attente en oncologie. Une dizaine de patients feuillettent de vieux Actualités chiffonés et tachés de café. Un téléviseur diffuse en boucle des vidéos humoristiques. Je les regarde distraitement, jusqu’à que l’un d’eux retienne mon attention. Il s’agit d’un bobby londonien, ganté de blanc et armé d’un sifflet, qui se met à diriger la circulation… des piétons dans un parc de la capitale britannique! L’hésitation, puis l’obéissance stupéfaite des piétons me fait éclater de rire. Dix paires d’yeux délaissent les Actualités et autres Bel-Âge-Digest et se braquent sur moi, suivis d’un coup d’œil collectif à l’objet de mon hilarité. Manifestement non contagieuse. Haussements d’épaules et retour collectif aux Spécial prostate et Comment réussir votre brunch de Pâques sans casser des œufs sur la tête de votre belle-mère. Tandis que le vidéo se poursuit, je tente de refréner mes éclats et m’esclaffe de plus belle, bientôt pliée en deux, émettant des sons de plus en plus aigus, respirant avec peine et inondées de larmes dégoulinantes de mascara. L’ami qui m’accompagne me contemple d’une mine consternée.

Au prix d’un effort d’autosuggestion digne d’un ascète yogi, je me compose un air funéraire et me jette sur mon petit cahier à spirales avec le sérieux et l’attention d’un chirurgien opérant à cœur ouvert. La lecture de ma liste de questions pour l’oncologue finit par me recentrer sur le motif de ma présence en ces lieux gravissimes.

Comme la chirurgie a démontré que le cancer n’avait pas migré dans les ganglions lymphatiques, et que la tumeur n'avait que 1.3 centimètres, nous en sommes à étabir mon plan de traitement préventif, en vue d’éviter les récidives futures. Il comportera deux catégories de traitements:

· les obligatoires (un mois de radiothérapie et le médicament anti-hormonal Tamoxiphène pendant cinq ans);
· les facultatifs (la chimiothérapie, et l’ablation des ovaires ou une médication déclenchant la ménopause si la chimiothérapie ne l’a pas déjà provoquée).

Selon la docteure LB, Belle d’Ivory et chirurgienne de son état, la moitié de ses collègues me recommande la chimiothérapie. L’autre moitié estime la radiothérapie et le Tamoxiphène suffisants, considérant les effets secondaires de la chimiothérapie (système immunitaire affaibli, risques d’infections, fatigue, nausées, perte de cheveux, possibles dommages cardiaques, etc…). L’ablation des ovaires demeure pertinente si la ménopause n’est toujours pas survenue après les traitements précités.

À moins d’un plaidoyer très convaincant de l’oncologue aujourd’hui, mon choix à ce jour consiste à refuser la chimiothérapie. Au nombre de mes motivations conscientes, appréhension des nausées et autres joies gastriques, de la chute du système immunitaire, de la durée de l’arrêt de travail, de l’alopécie (le prochain qui m’objecte c’est pas grave, ça repousse! je lui rase le crâne), et des vacances d’été foutues au profit d’un abonnement quasi quotidien à l’hôpital.

Un sarrau blanc taille extra-Small fait irruption dans la salle d’attente et lance mon nom à la ronde. Je sursaute et ramasse précipitamment lunettes, cahier, sac et veste, comme si la docteure allait passer à quelqu’un d’autre si je tardais plus d’une nanoseconde à la rejoindre.

Vive et menue, mèches lisses, noires et coupées carrées à la niponne, la docteure Oncologue entre dans ma vie. Elle m’invite à la suivre d’un bref signe de tête.

Sa vitesse d’évolution me fais craindre de perdre sa trace dans le dédale des couloirs au-travers lesquels elle se faufile à toute allure. Les mots Il court, il court le furet me viennent tandis que j’accélère le pas, tentant de ne rien échapper de l’attirail tenu pêle-mêle dans mes bras. Je n’ai jamais maîtrisé l’art de voyager léger : mes sorties prennent l’allure d’un déménagement passé deux heures d’absence de la maison.

Nous aboutissons à un bureau de taille réduite, à l’image de son occupante. Les patients géants ou obèses doivent assurément ingurgiter une boisson magique rapetissante avant d'entrer dans cet antre d’Alice au pays des mauvaises nouvelles.Et débute le face à face avec ma troisième spécialiste attitrée. Moi qui, il y a à peine quatre mois, n’entrevoyais la perspective de développer un cancer que dans une lointaine et improbable période de ma vie, minimalement octogénaire, me voilà pourvue d’une oncologue, d’une radio-oncologue et d’une chirugienne en oncologie d’un seul coup. Et dire que la moitié du Québec a du mal à se trouver un médecin de famille.

La docteure Onco frappe le coup de service en résumant mon dossier. Je réplique en complétant les blancs. Elle me renvoie le volant par un amorti du revers, amorçant la description des merveilles de sa spécialité. Je contre-amortis avec ma réticence dûment motivée envers la chimio.

Ses prunelles se mettent à briller de curiosité. Arrêt de jeu.

Je vais vous faire un aveu. Vous me semblez tellement documentée que j’en suis complètement déstabilisée. Je vous propose une chose inhabituelle, soit d'imprimer et de vous remettre un des outils d’aide à la décision que nous utilisons pour décider des plans de traitement. Nous l'étudierons ensemble avant que preniez votre décision.
La docteure Onco quitte le bureau, revient, et me tend deux pages de tableaux tirés de Adjuvant! Online.
Les données précises se rapportant à votre situation y ont été intégrées (âge, statut préménopause, caractéristiques de la tumeur retirée, hormonodépendante, grade 2, stade 1cN0M0, excellente santé par ailleurs, etc…).

Le premier tableau indique vos pourcentages de chances de survie dans 10 ans selon différentes combinaisons de choix de traitement.
Le second indique vos chances d’être en vie et sans récidive du cancer dans 10 ans. toujours en fonction des choix de traitements disponibles. C’est le tableau que nous privilégions, puisqu’il tient compte des récidives, contrairement au premier.
J’étudie le second tableau :

· sans traitement additionnel à la chirurgie j’ai 73.2 % de chances d’être en vie et sans cancer dans 10 ans;
· avec la thérapie anti-hormonale seule (tamoxiphène), ces chances augmentent à 82.2 %;
· avec la chimiothérapie seule, elles scorent à 81,5 %;
· avec les deux thérapies combinées, j’atteins le sommet à 87.6 %.

Mais pardon docteure, pourquoi aurais-je à craindre une rechute? Puisque je serai suivie de près, une récidive éventuelle se limiterait forcément à une microtumeur, décelée de façon très précoce, que l’on retirerait à temps et sans danger?

Non. Une récidive peut signifier des métastases aux poumons, aux os, au cerveau, etc. À l'heure actuelle, les métastases sont incurables. On ne peut que soulager et prolonger la vie des patients.
Moue perplexe. Comment pourrais-je développer des métastases alors que la tumeur a été retirée et que les cellules cancéreuses n’avaient pas atteint les ganglions lymphatiques, ne s’étant donc pas propagées dans ma personne?

Il demeure un risque, même s’il est infime, que des cellules cancéreuses nous aient échappé et se soient propagées par le système sanguin. Ces cellules pourraient alors former des métastases éventuellement. En combinant la chimiothérapie, l’antihormonothérapie et la radiothérapie, nous réduisons ce risque de façon optimale. Vous maximisez ainsi vos chances de survie sans récidive dans 10 ans.Je demeure abasourdie par ce lever de rideau sur un coin du décor imprévu.


Alice, confrontée à la Dame sans cœur, contemple la théière qui déborde, déborde, déborde. L’eau qui s’en échappe dilue l’encre bleue de ma liste de questions, soulève les meubles, et nous nous mettons à flotter, la docteure Samouraï et moi, telles des poupées de styromousse emportées par le courant.


Dans le vacarme des flots je lui crie : Pourquoi la moitié de vos collègues sont-ils contre la chimio dans mon cas?


J’entends au loin :
Je … tage pas …pinion!…tastases…!Ballotée par le courant, je flotte sur le dos, les bras en croix, les oreilles dans l'eau. Mon coeur ralentit et rythme doucement l'agréable torpeur qui m'envahit. Je perds de vue la docteure Samouraï et aperçois un troupeau de petits moutons sur une rive qui se rapproche à vue d’œil. Certains noirs, certains blancs. Ils broutent tranquilles, indifférents. Une trentaine… Ou une cinquantaine? Je tourbillone en flottant, mais en direction de la rive, et une idée réjouissante me gagne. Je vais les rejoindre dans leur pique-nique bucolique. Pause laineuse. Apaisante. Je me félicite de cette perspective, bienvenue avant de poursuivre le droit fil de cette énième longue journée.

Tandis que je m’apprête à toucher terre, une étrange sensation me gagne. Le nombre de moutons semble s’accroître de minute en minute. Bientôt je crains de ne pouvoir marcher entre eux tellement ils s’entassent sur la rive, une vallée de moins en moins verdoyante. Les moutons noirs gagnent du terrain au détriment des blancs, formant une immense…


TACHE NOIRE. Une immense tache noire.


Trois ou quatre battements de paupières incrédules me révèlent l’horreur de ma méprise. Nul mouton ni vallée à l’horizon; les cellules cancéreuses, d'un noir menaçant, se sont multipliées et groupées jusqu’à former des métastases et la vallée s’avère mon poumon droit.


J’ouvre les yeux. Docteure Onco me fixe patiemment.


Préférez-vous y réfléchir quelques jours?

Je m'entends répondre de ma voix de magnétophone au ralenti. Une semaine pour reprendre mon souffle et rendre mon verdict. Chimio ou pas?

Ainsi font font font les ptits moutons dans ma tête, ainsi font font font, trois petits tours et puis s’en vont.

Et moi je reste là, sans brebis ni repère, entourée par trois éminentes spécialistes et néanmoins seule au monde. Je suis Tom Hanks sur son radeau, voyant s'éloigner son seul ami, le ballon Wilson, emporté à tout jamais par l'océan Pacifique (**).

** Cast Away (Seul au monde), réalisé par Robert Zemeckis, États-Unis, 2000.




Image: Chantal Bourgeois,
Génie