dimanche 26 août 2007

Où Future Patiente fait de l'exploration minière

Vendredi 12 mai, 9 heures tapantes. Une voiture freine devant mon château minuscule : tricot rayé rouge et blanc, lunettes soleil griffées, œil de lynx et crinière fauve, tout y est, c'est bien elle, mon amie J.

Émane toujours de son sillage l’équivalent du courant électrique généré par la Baie James. Elle me conduit à l’hôpital, mon nouveau lieu de culte, ma plaie lymphatique s’avérant encore trop sensible pour la conduite manuelle de mon carosse.

Cette semaine, la Docteure B présentait mon dossier lors d'une réunion d’équipe, composée de 7 chirurgiens et de 7 oncologues. Au menu figuraient (notamment) mes résultats de labo et mon plan de traitement; ma vie, somme toute.

9 heures trentes. L’hôpital se tourne doucement vers le versant diurne de ses activités. Quelques patients petit-déjeûnent au café. Odeurs de pain grillé. Irrésistible pour moi. Après un coup d’œil à la montre, nous joignons la file d’attente pour un toast-café impromptu.

Ce jour en est un de rouge à lèvres cerise. Sur son sarau, la docteure B a repiqué le ruban rose à l’endroit, dont la boucle me fait un petit signe : viens-tu te balancer à l’abri de tout çà? Je feins l’indifférence et prends plutôt le taureau par les cornes.

Alors docteure, que pensent vos collègues à mon sujet? demande Future Patiente en prenant place dans l'exigu bureau vert pâle.

Coup de théatre : dans votre situation, sur les quatorze membres de l’équipe, sept spécialistes favorisent la chimiothérapie, tandis que les sept autres estiment vos risques de récidive insuffisants pour compromettre votre qualité de vie avec un tel traitement.
J’écarquille les yeux. Z’auraient pas pu simuler un minimum de consensus?

Hélas, ma propre vie professionnelle m’a trop bien enseigné ces incontournables divergences d’opinion, disparités de points de vue, angles d’approche, écoles de pensée et autres multi-facetteries analytiques pour que je puisse méconnaître la profondeur abyssale des zones grises! Que de fois j’en ai moi-même vanté les mérites, arguant que la matière à discussion n’en était que plus riche dans sa complexité…

Oui, mais là, ici, maintenant, c’est de mon propre dossier qu’il est question, c’est ma vie qui se joue sous ces chiffres et ces symboles sybillins! Soudain, je n’en ai plus rien à cirer de l’incertitude déguisée en divergence d’opinions.
Un abîme s’ouvre à mes pieds. Happée par le vertige, j’y tombe tête première. Dans ma chute j'entrevois des spectres, des silhouettes décharnées, une sorcière me jetant un sort de Nausées perpétuelles, mes cheveux tombant avec des lambeaux de cuir chevelu sanguinolents, et des murs se rapprochant de moi, comme sur Chloé dans L'écume des jours.

Quence, quence, résonne l’écho.

Puis s'arrête ma chute. Je suis au fond d’une mine, à 600 mètres sous terre, en Abitibi. Mon casque est lourd et la combinaison gris-vert trop grande que j’ai revêtue m’encombre et m'empêche de bouger. Comble de guigne, la lampe frontale arrimée à mon casque s’éteint et je suis plongée dans le noir. Le camion vert empestant le diesel, appelé grenouille dans le milieu, et qui doit venir à ma rescousse, n’arrive pas. J’entends au loin les walkies-talkies des mineurs mais mes appels à leur intention sont muets. Comme si mon cri rentrait au fond de moi au lieu d’éclore.

J'entends soudain la voix de J. Sa question à la docteure B me fait brusquement rebasculer dans le petit bureau vert pâle. Je m'étonne de me retrouver là, assise bien droite sur le bout de la chaise, jambes croisées, triturant dans mes mains un papier chiffoné. Je déplie lentement le papier. C'est ma liste de questions. Rendues désuètes par le sujet de l’heure : chimio ou pas?

Oui, je sais, en cette matière, la bonne réponse est perpétuellement à conquérir plutôt qu’inéluctable.

Au cœur de cette cible mouvante, mon espérance de vie. Je me tiens là, dans un petit bureau sans fenêtre, avec mon espérance de vie assise sur mes genoux, qui gigote et se tortille pour m'échapper. Chimio ou pas?

Lorsque je sollicite son propre avis, une brève pause précède la réponse de la docteure B. Son regard est chargé du poids d’années d’expérience à trancher de tels dilemmes, à énumérer des pours et des contres, à soupeser à la fois des statistiques et des mois de souffrances appréhendées, vécues ou évitées, tout en visant un ultime et double objet : survie et qualité de vie.
Vous vous situez vraiment à la frontière entre les situations où la chimiothérapie s’impose d’emblée et celles où il est raisonnable de s’en exempter. Il s’agit d’une véritable zone grise. Cela comporte des avantages et des inconvénients, dont celui de vous laisser le choix au bout du compte.
Avantage ou inconvénient? Les deux, ma foi. Aurais-je véritablement préféré entendre que la chimio est impérative compte tenu de mon très mauvais pronostic? Évidemment non. Suis-je réjouie de pouvoir trancher entre chimio ou pas, quand les outils d’aide à la décision disponibles se résument aux avis contradictoires d’éminents spécialistes partagés à 50 % ?

Et ma propre perception des données, ô combien peu éclairée, trancherait à elle seule un enjeu si crucial, du moins pour ma modeste personne?

Docteure B ayant pris l’habitude de lire dans mes pensées, elle tend une perche salvatrice vers le gouffre où je m’en retournais.

Je crois que vous pourriez privilégier la qualité de vie dans l’état actuel des choses…
Cependant, il importe que vous y réfléchissiez bien, afin de ne pas éprouver de regrets quelque soit votre choix. Sachez aussi que parmi les 7 spécialistes ne favorisant pas la chimiothérapie dans votre cas, se trouvaient aussi des oncologues, dont c’est l’instrument de prédilection.

Mon amie J formule alors quelques questions additionnelles. J’observe distraitement le rouge à lèvres cerise formuler des réponses que je n'entends pas.

À ce moment précis, dans un coin de ma tête, s’agite une toute petite luciole, dégageant une chétive lumière. Son rayon, si faible soit-il, éclaire momentanément la noirceur dans laquelle je me noie. Je prends alors, mentalement, la décision de ne pas faire de chimiothérapie.

Lorsque j’annonce ma décision à voix haute, docteure B hoche la tête.

Vous n’avez pas à décider tout de suite. Vous devez d’abord rencontrer un oncologue de l’équipe, qui vous transmettra les informations relatives aux traitements de chimiothérapie disponibles, ainsi que son avis. Réfléchissez-y. Après cette rencontre, nous établirons le plan de traitement en fonction de votre décision finale.Après un signe de tête d’assentiment de la plus mauvaise foi qui soit, je reprends, illico et mentalement, la décision de ne pas faire de chimiothérapie.

Hé hé! On ne s’appelle pas princesse rebelle pour rien.

Image: Éclat 1, Chantal Bourgeois. 

dimanche 19 août 2007

Je vous salue Pharmacopée, pleine de grâce.

Le 9 mai, à 14 heures, la docteure B court vers son bureau en sarrau, bonnet et pantoufles vert-salle-d’op. Nulle trace de rouge à lèvres cerise ce jour là.

Contre-indiqué en chirurgie? N'importe, la docteure B rivalise haut la main avec toute Belle d’Ivory qui soit.

Mon rendez-vous clouera le bec au suspense vécu depuis le 1er mai: transmission des résultats de l’analyse post-chirurgie. Ma tumeur a été scrutée sous la loupe des Sherlock Holmes de la cellule cancéreuse. Le verdict comporte des enjeux de taille pour moi.


Les ganglions sentinelles étaient-ils atteints? Si oui, risques de métastases à distance, seconde chirurgie immédiate pour l'ablation de tous les ganglions axillaires, risques d'infection et de lymphoedème, bref des mois, voire des années de plaisirs inégalés en perspective.

À mon entrée dans son bureau, la docteure B finit de troquer le sarau vert-salle-d’op contre le blanc des consultations cliniques.

- Comment allez-vous? s’enquiert ma chirurgienne, essouflée de son jogging entre deux départements séparés par un kilomètre et deux étages.

Après quelques politesses, j’exprime mes doléances en ce neuvième jour post-chirurgie.

L'anesthésiste a très bien dosé les anti-nausées et je fus étonnament indemne de ce côté. Tout irait bien… si ce n'était de l’apparition d’une bosse de plus en plus volumineuse et douloureuse sous l’aisselle opérée. Je dors avec une compresse de gel glacé appliquée directement dessus et un analgésique narcotique aux quatre heures.

Mes nuits ressemblent à une course à obstacles. Chaque dégel me réveille en grimaçant : je cours vers le congélateur pour changer de compresse glacée et me jette sur la prochaine dose d’Empra-machin comme une toxico en pleine décrépitude. Puis, en attendant l'effet rédempteur de la codéine, j'arpente le corridor d'un bout à l'autre, tenant la glace sous mon bras et récitant des mantras religieux (que certains qualifieraient plutôt de vilains mots).


Enfin, au bout de trente minutes, je me prosterne avec gratitude devant la grande déesse Pharmacopée. Récompensée de mes dévotions, je cours vers le lit et me rendors, en sursis jusqu'au prochain dégel.

De nuit en nuit, une inquiétante expansion de la dite bosse et de la douleur se manifeste, angoissant quelque peu la marathonienne nocturne que je suis devenue (et qui sait, peut-être aussi mes voisins d'en bas).

Bref, j’estime avoir droit à la présente séance d’auto-apitoiement et mon sort douloureux est entre vos mains salvatrices docteure Belle d’Ivory, conclus-je, le regard implorant.

- Je suis désolée pour la douleur, mais ce n'est rien d'inquiétant en soi. Il s’agit d’un sérome causé par l’accumulation de liquide lymphatique causant l'enflure à l'aisselle. Je vais le ponctionner immédiatement et vous serez soulagée.

En moins de deux je me retrouve en posture horizontale, tenue topless et blessures de guerre exposées. Docteure B se munit d’une seringue d’évidement et vient secourir la Marathonienne du Corridor. Vide et vide et reseringue.

Tant et si bien que, ouf majuscule, la douleur disparaît. Me souviens instantanément de comment sourire et défroncer les sourcils. Qu’est-ce qu’on est bien, mais qu'est-ce qu'on est bien tout-à-coup!

- J’aurais installé un drain à la chirurgie si j’avais su qu’autant de liquide apparaîtrait, mais cela arrive rarement. (Toujours été un brin marginale, c'est connu). Je vous revois dans trois jours et referai une ponction au besoin. Vous auriez pu vous présenter à l’urgence vous savez, plutôt que d’attendre le rendez-vous d’aujourd’hui.

Ouais, bon, j’aurais pu. Me demande bien ce qui peut m’avoir fait hésiter au juste… Après tout qu’est-ce qu’un petit sept huit heures d’attente dans toute une nuit?

Maintenant qu'on redispose d'une capacité d'attention, retour au suspense du jour: les résultats du labo.


- Je viens de les recevoir à mon arrivée il y a deux minutes et ne les ai pas encore lus, s’excuse Beauté nature.
Assisterons ensemble à l'énoncé de la sentence.


- Nous savions déjà, grâce à la biopsie du 2 avril, que la tumeur :

· réagissait positivement aux hormones: bonne nouvelle;
· était de statut HER2 négatif: bonne nouvelle;
· était de grade 2 sur une possibilité de 3, montrant un degré d’agressivité modéré: modérément bonne nouvelle.
Les résultats de l'analyse post-chirurgie vont nous indiquer le stade de la tumeur, une donnée déterminante. Le stade est déterminé par les facteurs suivants : la taille de la tumeur, le degré de propagation dans les tissus adjacents, l'atteinte ou non des ganglions lymphatiques, et la propagation ou non vers d'autres parties du corps.

Le stade du cancer permet de choisir les traitements les plus efficaces, et d’évaluer les chances de guérison, ou le pronostic. L’Union internationale contre le cancer (UICC) et l’American Joint Committee on Cancer (AJCC) utilisent une classification appelée TNM pour spécifier le stade ou l’étendue des tumeurs cancéreuses solides.

La classification TNM se base sur trois éléments, soit T pour tumeur, N pour ganglion (node en anglais) et M pour métastases.
Docteure B reprend son souffle et lit enfin mes résultats en commentant à mesure.

- Pour commencer, bonne nouvelle : les ganglions ne sont pas atteints.

Le stade de votre tumeur était 1c, c'est-à-dire T1c-N0-M0:
T1c signifie que la tumeur avait un diamètre supérieur à 1 cm mais inférieur à 2 cm. La vôtre avait 1.3 cm, avec une petite tumeur satellite à côté de 0.2 cm (la lune!).

N0 signifie zéro cellule cancéreuse dans les quatre ganglions sentinelles retirés, donc pas de cancer dans le reste des ganglions non-plus.

M0 signifie zéro métastases.
Oufffffffffff.

Oufffffffffff.

Oufffffffffff.

Pas d’autre chirurgie! Pas de chimio!

Je sautille mentalement de joie. Mais docteure B lit dans mes pensées.

- Attendez, oui, c’est une excellente nouvelle. On ne réopère pas pour retirer le reste des ganglions, le risque de propagation du cancer par le liquide lymphatique est pratiquement écarté...
Mais attention, il y a... autre chose. Certains résultats post-chirurgie ne seront disponibles que dans trois à quatre semaines.
Froncement de sourcils.

- Eh bien, contrairement à l’analyse du 2 avril en biopsie, les résultats du statut HER2 ne sont pas sortis négatifs, cette fois-ci.
Et s'ils sont positifs, çà change quoi déjà?

- Ils ne sont pas positifs non plus...


Ben là! Sourcils levés en accent circonflexe.

- Votre statut HER2 est classé ÉQUIVOQUE. Le pathologiste a donc demandé un test appelé FISH, dont les résultats sont plus longs à obtenir,mais le résultat sera fiable et définitif.
Mine perplexe. Non mais, éclairez-moi là, on est contents ou pas?

D’accord pour un brin de marginalité, mais équivoque, alors là c’est vexant, je le prends personnel, et puis, c'est pas moi du tout çà! Je n'ai jamais oh grand jamais porté du beige, ni aimé les horribles teintes qualifiées de neutres. Je déteste la tiédeur sous toutes ses formes, qu'il s'agisse de l'eau du bain ou d'êtres humains. Je préfère le cri libérateur au silence poli chargé de sous-entendus. Je préconise la vérité crue et répugne les mensonges pieux. Et mon HER2 serait équivoque? Non mais, on n'est pas là pour se faire insulter hein!

Équivoque vous-même, tiens!

Belle d’Ivory demeure imperturbable:

- C’est très rare qu’un résultat HER2 sorte négatif au premier test, équivoque au deuxième, pour s'avérer positif au test final. Normalement, il devrait ressortir négatif du test FISH.

Et sinon? (la normalité et moi vous savez...)

- Naturellement, s'il était positif, le plan de traitement serait... différent.

Sensation de déjà-vu. Le temps de voir passer une petite barque vert pâle sortie du mur. J'entends une voix au loin : Des traitements en conséquence... Je me secoue et redresse l'échine. Quence, quence, quence, fait l'écho.
Je décroise les jambes et les recroise de l'autre côté pour faire diversion et chasser l'écho. Mes lunettes tombent et je les contemple bêtement sur le plancher en me disant va encore falloir en acheter d'autres, sans songer une seconde à les ramasser.

- Oui, selon toute probabilité, les traitements devraient, sous réserve des résultats à venir, se limiter à la radiothérapie et à l’anti-hormonothérapie, avec soit l’ablation des ovaires, ou du Zolodex pour entraîner la ménopause; à ce dernier sujet, je vous réfèrerai en gynécologie.


Pause d'assimilation. Marmonnement d'un son ressemblant à Ah bon.

- On se revoit le 12 mai? fait la docteure Bistouri, lorgnant du côté de l'horloge et se levant de sa chaise.
Je saisis que toute question supplémentaire doit pouvoir se répondre en moins de quatre syllabes. La ravale plutôt.

- Demain, je vais soumettre votre dossier à une réunion d'équipe, regroupant des chirugiens et des oncologues, en vue de discuter de votre plan de traitement, ajoute ma chirurgienne préférée, la main sur la poignée de porte. Je vous en reparle dans trois jours.

Faisant preuve d’une perspicacité hors du commun, je déduis que l’entrevue tire à sa fin. Ramassage précipité des sacs, bouteille d’eau, imper, liste de questions restée pliée en quatre et petites lunettes sur le tapis. Au même moment une pile de dépliants accumulés sur le bureau s’écroule par terre, après s’être malencontreusement jetés à la rencontre de mon coude.

Ce soir là, ne pouvant bénéficier de la certitude absolue d'avoir quelque chose à célébrer plutôt qu'à déplorer, je décrète le premier scénario assurément gagnant et débouche un très, très bon Bordeaux en compagnie de R et D.
À la santé de la déesse Pharmacopée, de toutes les Belles d'Ivory de la galaxie, et de la perspective d'une première nuit complète de sommeil en dix jours.




Image: Chantal Bourgeois, Éclat 1, http://www.bourgeois.tv/